Dernièrement, assis dans un train, j’ai dû me résoudre à quelque chose que je n’aime pas : répondre au téléphone, car l’appel que j’attendais était urgent. Je me suis levé, parlant à voix basse, pour rejoindre l’espace à l’extérieur de la voiture où je pourrais discuter plus librement, mais je me suis aperçu que finalement… je ne dérangeais personne ! En effet, tous les passagers de ma voiture avaient un casque sur les oreilles et un masque sur le visage. Quel signe des temps ! Cette scène – toutes ces personnes isolées du contact avec autrui par le double rempart du casque et du masque, en lévitation à 300 km/h – constitue une allégorie de ce que vit notre époque ; toujours plus loin, toujours plus vite, toujours plus seuls, ensemble…
Il y a encore peu, on dérangeait autrui dans un lieu public quand on téléphonait ou quand on écoutait de la musique trop fort. Cette époque est quasi-révolue, car désormais nous sommes tous isolés sous nos casques et oreillettes, escargotés avec notre musique, claquemurés derrière nos masques, les yeux rivés à nos écrans.
A l’avenant, il devient de plus en plus difficile de demander son chemin ou une information en ville : soit les gens téléphonent, soit ils écoutent de la musique ; et les quelques uns qui peuvent répondre vous diront que vous n’avez qu’à regarder sur Google plans (ça m’est arrivé !).
Flash back : il y a un an, jamais on aurait pensé que la fin de l’année 2020 nous verrait le visage barré du masque de protection bleu ciel réglementaire, pris « à nos corps défendant » dans le ballet de la distanciation, sur le tempo lent des gestes barrières. La valse-hésitation est bien plus à la mode que le collé-serré…
Le rapport aux autres est d’abord un rapport sensoriel, sensible. Nous percevions (car on parle presque au passé) le visage, nous captions des détails, nous interprétions les mimiques et les sourires. « Mais ça c’était avant », comme disait la pub. Car dans l’espace public, dans les transports, dans les commerces, désormais, eh bien le rapport à autrui est amputé du sourire, de l’écoute, du regard, quand celui-ci est aimanté par les écrans. Et de plus en plus difficile de regarder vendeurs, contrôleurs, personnels de toute sorte, professionnels de santé dans les yeux. Pour eux, l’important, c’est votre dossier sur écran, pas vous ! Nous nous retrouvons tous emmurés dans un exil intérieur nous coupant les uns des autres, attentant aux principes fondant le lien social, dans son incarnation relationnelle la plus élémentaire : ouverture (gestuelle et mimo-faciale, déjà), écoute, considération.
La tendance s’accélère et ceci, c’est un des dommages collatéraux de la crise du Covid : une irréversible « archipelisation » de la société, une insularisation des rapports sociaux. Être « proche » de quelqu’un ? Point trop n’en faut ! La distance échelonnant la sécurité doit être respectable et de toute façon respectée. Toutes les mesures se sont concentrées sur la circulation du virus, sans aucune prise en considération de ces effets secondaires : cette atteinte à l’architecture des relations.
Peut-être que la santé publique est à ce prix, mais le prix à payer, « quoi qu’il en coûte », est incommensurable : Une irrémédiable est irréversible déperdition de la qualité relationnelle, et du lien de confiance sous-tendant notre rapport aux autres. Désormais, la méfiance sied, la suspicion prévaut.
Un pas de côté philosophique pour terminer : dans une parabole célèbre, Arthur Schopenhauer narrait le dilemme de ces porcs-épics, qui par une froide journée d’hiver, n’arrivaient pas à trouver la bonne distance permettant de se tenir chaud sans se blesser. Trop près les uns des autres et leurs piquants imbriqués les meurtrissaient cruellement ; trop éloignés, et c’est la morsure du froid qui les faisait souffrir. Alors patiemment s’étalonner, par des ajustements successifs, afin que doucement, ils puissent trouver la bonne distance pour éprouver le bien-être sans blesser personne, tous unis dans la chaleur du social.
Désormais nous avons droit, lors de nos face-à-face, au casque et au masque. Le casque protège des coups et des accidents, métaphoriquement, il isole aussi. Quant au masque, il dissimule, met l’identité en suspens, ou en retrait. Tout cela « co-vide » le social de sa saveur. Oui, un grand hiver relationnel se profile.
Pascal Lardellier