Que reste-t-il du Premier Mai, pourrait-on se demander, avec un brin non de muguet, mais de provocation ? Nous vivons dans une société de loisirs généralisés, où le travail ne vaudrait que partagé. C’est l’ère du « co » vous savez, co-working, et puis covoiturage, colocation et même Covid, désormais… D’ailleurs, la donne vient de changer drastiquement cette année, entre confinement et télétravail. Décidément, un rapport au travail contrarié : en ce moment, on travaille trop, ou seul, ou mal, ou on ne travaille pas, congé confiné ou chômage partiel obligent.
Le 1er Mai a longtemps été une fête incontournable, et un rien surannée. Car cette fête, ce sont d’abord des images d’Epinal de la France du siècle d’avant, celle des vieux livres d’histoire, de Trenet, de la Régie Renault et de la Nationale 7 : des cortèges vêtus de bleu (de travail) et précédés de calicots rouges, l’écho des mégaphones dans le centre des villes, résonnant de slogans un rien tribaux, qui en quatre syllabes disaient la colère, et l’espoir d’un monde forcément meilleur.
Les manifestations souhaitaient agréger la classe ouvrière autour d’une unité à retrouver urgemment. Les sacro-saints défilés du Premier Mai s’inscrivaient dans la droite ligne de cette tradition. Cette grand-messe ouvrière permit, au prix de manifestations gigantesques, d’instituer les huit heures de travail quotidien, à la fin du XIXe siècle. Et de porter les « conquêtes sociales » suivantes. « Démonstration de force et d’unité », ces défilés étaient des moments privilégiés de célébration et de rassemblement autour des valeurs fondatrices et des figures tutélaires.
Mais tout cela, c’était avant. Car à mesure que la classe ouvrière se « col-bleu-isait » ou se « re-prolétarisait », tiraillée vers le haut et vers le bas, de nouvelles radicalités sont montées en puissance, vindicatives et violentes. Alors que les syndicats perdaient de leur influence, une marée jaune a déferlée sur la France rituellement, le samedi. Et le caractère bon enfant des débuts a vite été débordé par la rancœur, la violence, la sédition, l’ensemble se black-blockisant.
Vous avez remarqué le passé de rigueur employé depuis le début du propos ? Car oui, le 1er Mai n’est plus ce qu’il était ; les RTT, la société des loisirs, le télé-travail, le turn-over et le chômage, la perte d’influence des syndicats, la montée des « revendications catégorielles », l’individualisme rampant et la col-bleu-isation de la société l’ont émoussé, érodé, à un point tel que bientôt, il ne sera qu’un vague souvenir du monde d’avant.
Et cette année, un comble, le 1er Mai a été… virtuel ! Pas de cortèges ni de rassemblements, ni de défilés ni tribunes ni de discours ! Confinement oblige. Il y ceux qui annoncent les « sacrifices » qui vont être indispensables « pour relever le pays », et ceux qui s’inquiètent des méfaits du télé-travail : stress intense, disponibilité accrue, auto-formation aux technologies et logiciels, intrusion de la sphère professionnelle dans l’espace domestique et familial… Le débat va s’ouvrir, il s’annonce ardu, sans que manifestations et grèves soient possibles cette fois-ci, pour sinon arbitrer du moins ritualiser. Alors d’un rite l’autre, rendez-vous sur les balcons, où s’afficheront les habituels slogans, et aussi sur les réseaux sociaux. Les revendications sont toujours là. Mais il a manqué cette année le côté physique, presque charnel de ce moment républicain particulier.
Mais le 1er Mai, c’était aussi, traditionnellement, le premier de ces ponts (voire de ces « viaducs ») qui avec l’aide des RTT, permettait de partir quelques jours au sud et au soleil, alors que l’été, doucement, pointait son nez et faisait préférer le gazon au macadam, et la plage au pavé. Impossible encore une fois d’envisager la possibilité de s’échapper. Nouveau slogan : « En mai, ne fais pas ce qu’il te plait… ».
Alors ne reste qu’à espérer le retour, bientôt, des corps politiques ; les corps à corps chantant, vociférant et battant le pavé, de nouveau, non dans la violence désordonnée mais dans la belle énergie canalisée par la forme du rite et la force de la rhétorique. Elle nous manque, finalement, cette incarnation de la politique. Car là, elle a tendance à se virtualiser et à gagner en « communication » se qu’elle perd en ferveur, à gagner en « éléments de langage » ce qu’elle perd en éloquence. Gageons qu’elles reviendront, ces incarnations politiques, joyeuses et fleuries, comme ce joli mois léger et ensoleillé, tristement désert et virtuel cette année.
Pascal Lardellier
Professeur à l’Université de Bourgogne
@LardellierP