Découvrir une personnalité sous le prisme d'un abécédaire. C'est ce que vous propose Dijon l'Hebdo avec pour premier invité, Michel Gey, le proviseur de la cité scolaire Carnot et président du Greta 21. Une forte et belle personnalité comme on n'en rencontre que trop peu. Son éloquence naturelle, avec des soupirs délicieusement distanciés, exerce une sorte de magnétisme. Il sait capter l'attention, intéresser, passionner, sans jamais oublier une pointe d'ironie délicate ou acide selon la cible.. Michel Gey, c'est aussi un artiste inspiré qui soigne ses effets, affectionne les citations, jongle avec les atmosphères... mais aussi les mots. Voici les siens.
A comme… Autorité
« C’est un mot qui me caractérise. En philosophie, il faut savoir que « l’autorité » n’existe pas. L’autorité par rapport à un individu, ça ne dépend pas de sa seule action. Cela dépend du fait que les autres s’accordent à dire que son discours doit être respecté et appliqué. C’est cela l’autorité. Et la condition fondamentale de l’autorité, c’est la légitimité. Autrement dit, j’ai beau être « bombardé » proviseur de la cité scolaire Carnot, cela ne veut pas dire que j’ai l’autorité. Je n’ai d’autorité que parce que je suis légitime, c’est à dire parce que les autres reconnaissent une compétence qu’ils n’ont pas. Et l’autorité repose aussi sur la confiance. »
B comme… Bonheur
« Le bonheur, pour moi, c’est quand tout individu parvient à réaliser ce à quoi il aspire, mais pas forcément sur un plan matériel. Le bonheur, c’est surtout une question d’équilibre. J’aime bien le bonheur dans la cité grecque. Je n’ai pas le sentiment qu’aujourd’hui la République, où qu’elle soit, cherche vraiment le bonheur des hommes. Quand elle fut conçue, la République avait avant tout pour but de rendre heureux et je constate que désormais il s’agit de prendre ou de procurer des biens matériels, de l’argent, de la nourriture… Autrefois, certains politiques ont répondu par des projets de société qui permettaient de s’approcher du bonheur. Aujourd’hui, on n’a pas de projets de société. On a des projets de structures économiques. C’est tout ce qu’on a… »
C comme Classique
« Gide disait : « Est classique ce qui s’enseigne en classe ». A mon sens, on a trop perdu les chemins classiques, notamment dans l’enseignement, et on commet des errances qui nous coûtent très cher. Comme, par exemple, trois méthodes de lecture qui font qu’aujourd’hui beaucoup d’élèves ont du mal à lire. Autre exemple, la disparition de grands auteurs des programmes au profit d’écrivains de seconde zone ou de journalistes comme auteurs à enseigner en classe. Perdre La Fontaine et Voltaire me désole terriblement. »
D comme… Discours
« Cela fait référence au logos chez les Grecs. Dans les textes, on dit « Au début, il y avait le verbe » et moi je l’ai découvert dans mon métier. C’est à dire que c’est grâce au verbe que j’ai eu beaucoup de pouvoir. Dans mon métier, avoir une plume, c’est une arme essentielle qui permet de persuader, de convaincre, d’être bien reçu, d’obtenir des choses… Pour moi, le discours, c’est très fort à condition d’être un orateur. On ne peut pas être chef d’établissement si on n’est pas capable, quelque part comme un entraîneur, d’haranguer, de motiver. »
E comme… Elève
« Ce mot, c’est toute ma vie. Le plus beau mot de la langue française qui vient du toscan allievo. Le toscan, c’est la langue de Dante Alighieri. C’est lui qui donne ce mot « allievo », celui que je fais monter. Le plus beau mot pour moi parce que c’est le clair de mon travail. Un travail d’élévation et non pas d’élevage. L’élévation, c’est l’art de se placer juste au-dessuspour rendre l’échelon supérieur accessible. Tous les élèves ne sont pas au même niveau et on va poserdes échelons pour chacun. »
F comme… Formation
« Former quelqu’un, c’est l’accompagner au cours d’ un changement de forme. Pour ce faire, le maître doit avoir l’idée de la forme qu’il veut donner à un individu et l’aider à l’obtenir en fonction de la forme qu’il a déjà. Il ne s’agit pas de le formater qui est un mot horrible. Au contraire, il s’agit de donner une forme qui va l’épanouir. Ce que j’ai fait toute ma vie. »
G comme… Greta
« C’est la deuxième mission de l’Education nationale. La première mission, c’est la formation initiale et la deuxième, c’est la formation continuée. Un problème auquel je me suis attaché depuis 2008 comme président de Greta. Pour moi, c’est la continuité obligatoire de service public. Pouvoir aider ceux qui ont un besoin de qualification supplémentaire et pouvoir aider ceux qui n’ont pas les qualifications requises. C’est toujours le souci d’élever, de valoriser. Aujourd’hui, on dit même « formation tout au long de la vie » et j’ajouterai « et au-delà ». »
H comme… Humanités
« J’insiste sur le pluriel. Les humanités… c’est à dire des études classiques qui sont fondées sur nos racines. Je ne comprends pas qu’on s’en détache. Connaître du latin, du grec, du sanskrit… savoir ce qu’on a voulu dire dans ces civilisations et à quoi cela sert, voilà qui permet d’éclairer le chemin de l’homme moderne. Savoir que migraine, par exemple, vient de êmikraníon qui veut dire la moitié du crâne en grec, ça éclaire quand même bien des choses alors que migraine, pour beaucoup, n’est un mal de tête. Je trouve qu’aujourd’hui l’homme que nous formons n’a pas d’épaisseur indo-européenne et c’est un drame terrible. »
I comme… Imagination
« Le croisement de l’image et de l’idée. Si on n’a pas la capacité de créer à l’endroit où nous sommes, on ne permettra pas aux autres d’avoir un projet quelconque. On va rester dans la routine, l’immobilisme. Avec de l’imagination, on peut rendre un endroit plus heureux, plus chaleureux et apporter du dynamisme. Je ne vois pas les choses sans imagination. Dans mes loisirs, je suis peintre et écrivain. Comme peintre, je suis incapable de reproduire quelque chose que j’ai sous les yeux. Ce n’est pas que techniquement je n’y arriverais pas, mais pour moi cela ne sert à rien. Autant acheter une carte postale. Le travail d’un artiste repose sur la création intellectuelle. »
J comme… Jardin
« L’Académie, au départ, était un jardin près d’Athènes où Platon enseigna. Tout commence dans un jardin. Il s’agit de semer, d’entretenir… d’être patient de faire pousser quelque chose. Le jardin a cet atout : on ne sait jamais ce qu’il va donner. Il dépend de tellement de paramètres : météorologiques, physiques, etc. C’est aussi un peu cela notre métier. Faire pousser les âmes pour qu’elles s’épanouissent même si on ne sait pas comment. Comme dans un jardin, on n’est jamais sûr que les floraisons successives vont aboutir à une belle harmonie ou à un beau mariage de couleurs. Je trouve que c’est très beau parce que c’est la partie de découverte et d’inconnu de notre métier. »
K comme… Kiosque
« Un kiosque, c’est un pavillon ouvert dans jardin public pour présenter quelque chose. Au début et en France, c’étaient surtout des journaux. Et puis, le mot a évolué. J’ai toujours aimé le kiosque de la place Wilson où j’allais écouter la musique militaire de l’armée de l’Air. Avant de partir de Carnot, je voudrais offrir un kiosque à mes élèves en le faisant construire dans la cour d’honneur parce qu’ils n’ont pas d’endroit pour s’abriter. Ce serait aussi un lieu où ils pourraient s’exprimer. Je verrais bien mes sections musicales donner des concerts sous ce kiosque. »
L comme… Littérature
« J’adore les littératures en général. J’ai énormément lu. J’adore les classiques. Je suis continuellement sur leurs traces. Tout récemment, j’étais dans la maison natale de Victor Hugo. Je suis toujours en train de chercher des réponses aux questions qu’on peut se poser à travers les chemins de la littérature. La littérature, c’est ma vie de fond. J’ai donné mon dernier bouquin à un ami qui l’a qualifié de « fourmillement et de trituration de mots ». C’est un bel hommage qu’on rend aux maîtres qui nous ont appris la littérature. »
M comme… Musique
« J’adore la musique. C’est une langue universelle et, en même temps, c’est un art de vivre. Impossible de vivre sans musique et il y a toujours une musique là où je suis : à Carnot, la musique a remplacé la traditionnelle sonnerie. J’apprécie certains classiques comme Chopin, mais je préfère la musique moderne. Un peu vulgairement, on dit que dans un orchestre il y a trois musiciens et un batteur. Je suis donc le batteur car je ne suis pas un musicien de fond. »
N comme… Nuage
« En référence à Django Reinhardt mais aussi à Baudelaire parce que, quelque part, je suis aussi l’étranger qui regarde passer les nuages. Je ne peux pas vivre sans rêver et s’il y a quelque chose qui fait rêver ce sont les nuages, y compris les nuages de l’informatique, les clouds, car je travaille beaucoup avec les images numériques. Beaucoup de mes écrits sont dans un cloud et mettre mes mots dans un nuage me plaît énormément. En espérant que le cloud, un jour, puisse pleuvoir et que ces mots tombent là où il faut. »
O comme… Ouvrage scolaire
« Ceux que j’ai écrits représentent un long passé dans l’édition. J’ai commis une quarantaine de titres chez Nathan et chez Hachette. Cela a été une grande partie de ma vie qui rejoint aussi la littérature parce que là encore cela m’a permis d’approfondir des choses que je n’avais pas pu voir précédemment. J’ai fait beaucoup de recherches pour aller plus loin chez Maupassant mais aussi chez Gainsbourg, et, plus simplement, pour « traquer » les auteurs. J’aimais beaucoup travailler par thématique. Je l’ai fait aussi sur la forme en m’attachant à des thématiques sur les figures de style, sur les façons d’écrire de certains écrivains. Par exemple, j’associe beaucoup Colette à l’adjectif. Colette, c’est la reine de l’adjectif. Elle propose un éventail qui est absolument incroyable. »
P comme… Passion
« Ce qui caractérise mon engagement, c’est qu’il est passionné. Il m’arrive de ne pas voir passer l’heure, de penser qu’il y a encore du monde dans mon établissement alors que je suis tout seul, de mettre une réunion un lundi de Pentecôte… A un moment donné, je suis hors du temps et de l’espace tellement je suis passionné. Comment expliquer cela ? Mon souci de perfection, d’aboutissement. Ma volonté d’aider les autres. Je suis assez maximaliste dans ce que je fais. »
Q comme… Question
« C’est un mot qui me fait peur et qui me met mal à l’aise. Je dis toujours « Faites attention aux questions, elles attirent des réponses!». Et il y a des moments où il vaut mieux ne pas poser de questions. C’est ce que j’appelle le syndrome de Lohengrin qui disparaît à cause d’une question. La femme qu’il aime va poser des questions qu’il ne faudrait pas poser alors que tout va bien comme ça… C’est aussi le drame d’Orphée : s’il n’avait pas voulu absolument voir Eurydice avant la fin, peut-être l’aurait-il retrouvée… On a parfois un peu l’art de se poser des questions qui vont occulter le bonheur présent. C’est un peu comme dans un étang, la question remue la vase et je ne sais pas si c’est toujours bien utile. La question est peut-être révélatrice d’un problème qui existe et qu’on ne veut pas voir. »
R comme… Rivière
« Je suis du signe du verseau et je ne peux pas vivre sans eau. Je connais toutes les rivières de Bourgogne et bien d’autres encore. Je passe un temps infini au bord des rivières car il y a une dimension magique. Certains courants se tarissent, et on perd quelque chose, et d’autres, au contraire, vous submergent. Pour moi, la rivière, c’est un peu la forme que prend la pensée. C’est aussi la vie. C’est Héraclite d’Ephèse qui disait : « Tout coule, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». »
S comme… Sagesse
« Une référence à l’homme prudent d’Aristote. La sagesse, c’est ce qui permet la prise de décision. C’est aussi un art de vivre. Au milieu de ce rythme ardent et trépidant, c’est savoir se poser et dire « c’est par sagesse que je m’arrête et que je vais prendre mon temps pour prendre une décision ». En même temps, la sagesse, c’est un souci de justice, de bien peser le pour et le contre pour aller vers une décision équilibrée. »
T comme… Travail
« Je cite souvent Fornerod qui dit qu’il n’y a « que dans le dictionnaire que réussite précède travail ». Ma vie, c’est l’effort , même pendant mes loisirs. Les beaux résultats, on les obtient par le travail au sens très large du terme. Et plus on travaille, plus on a de résultats. C’est une certitude. Et c’est un vrai plaisir que de cueillir les fruits du labeur. Tout ce que j’ai eu, je l’ai eu par le travail. Par exemple, si on va visiter une ville, on l’apprécie bien plus si on a pris un peu le temps de savoir ce qu’on veut y voir. Si on visite comme ça, on passera à côté. »
U comme… Ulysse
« En grec, cela se dit Odusseús. C’est un mot qui est formé sur la racine de hodos, le chemin. Ulysse, c’est celui qui fait le chemin. Et le chemin, c’est l’Odyssée. C’est ça la vie : un chemin. On va retrouver ce mot – hodos – dans méthode qui est le chemin qu’indique la raison. On ne peut pas faire le métier sans parcourir, sans cheminer. À la fois le cheminement des premiers maîtres grecs qui marchaient avec leurs élèves pour enseigner, mais aussi le cheminement qui nous fait aller d’un endroit à un autre et découvrir des itinéraires. C’est le sens du mot projet. Il fut un temps dans notre métier où nous avions un programme où tout était « quadrillé ». Aujourd’hui, on nous dit plutôt :« Rendez-vous à tel endroit, à vous de choisir le chemin !». C’est le métier de chef d’établissement, de proviseur. C’est lui qui doit choisir le chemin. Le bon capitaine, évidemment, évite les écueils et va au plus court pour atteindre l’objectif. C’est pour cela qu’Ulysse, même s’il a erré pendant des années, n’a pas fait un voyage inutile. Il a accompli un parcours initiatique. Tant qu’on reste Ulysse, on reste jeune. »
V comme… Valeurs
C’est un mot que j’ai découvert avec l’âge. Nos actions obéissent à des valeurs. Ce sont des notions, plus ou moins conscientes qu’on porte, qui sont transmises par la tradition. Et les valeurs ne se transmettent que par l’action, c’est à dire par l’exemplarité. Dans mon métier, c’est fondamental. Les valeurs sont incontestables. Qui pourrait contester la fraternité, la sécurité, la santé… ?
Si on n’a pas dans la tête, au préalable, un socle de valeurs, on ne pourra être que dans la tactique et jamais dans la stratégie. Les valeurs induisent des postures et elles évitent qu’on aille dans les impostures. Un système de valeurs s’appelle une axiologie. Je pensais qu’en lisant les Anciens, Platon, Aristote… j’allais trouver, tout faits, des tableaux de systèmes de valeurs. Eh bien, ça n’existe pas. »
X comme… Xénophobie
« Pour moi, c’est tout ce qui n’est pas possible. C’est le contraire de l’homme. La xénophobie, ce n’est pas seulement l’hostilité vouée aux étrangers, c’est surtout la haine de l’autre. Pour moi, ce n’est tout juste pas possible. C’est le contraire de la condition humaine. J’ai mené presque une sorte d’anti-combat ou un combat silencieux. C’est à dire que je ne me suis jamais confronté directement aux gens qui sont xénophobes, mais j’ai toujours ouvert ma porte à tout le monde. Je n’ai jamais sélectionné un élève à l’entrée de mon établissement. Je l’ai toujours pris tel qu’il était, jamais comme je voulais qu’il fût. J’ai toujours eu des idées de fraternité sachant tout simplement que bien souvent l’autre, c’est soi-même. Quand on est xénophobe, je crois qu’on se déteste peut-être soi-même. »
Y comme… Yeux
« Montherlant s’est suicidé parce qu’il perdait la vue. Je crois que j’en ferais autant. C’est une de mes phobies. Ne dit-on pas « tenir à quelque chose comme à la prunelle de ses yeux ». Les yeux sont faits pour voir et prévoir. Avec ce qu’on voit, il faut à la fois apercevoir, entrevoir, analyser, comprendre. Les yeux, ce n’est pas simplement le spectacle du monde, c’est l’outil qui permet d’aller plus loin, de faire attention aux détails. C’est le premier outil de la création. »
Z comme… Zodiaque
« Je suis très superstitieux. Pas question de m’asseoir à une table où il y aurait treize couverts. Pas question de passer sous une échelle… Je suis d’origine italienne et j’ai été élevé ainsi. Pour moi, les astres c’est important. Je regarde même l’astrologie chinoise dans laquelle je suis du signe du dragon. Mais un dragon d’eau… Un signe de leadership mais en même temps très diplomate.
Le zodiaque va déboucher sur l’horoscope. L’horoscope, même si beaucoup méprisent un peu cela, identifie les valeurs fondamentales de la vie. Amour, travail, santé : les ingrédients du bonheur.
Il y a un système de valeur très particulier qui, très souvent, fait l’objet de mépris ou de condescendance, c’est ce qu’on appelle le pouvoir magique. Les gens ne comprennent pas que je puisse être superstitieux. En même temps, ce sont les mêmes qui, en début d’année, souhaitent les meilleurs vœux. Ce sont les mêmes qui disent « Ah, on croise les doigts », qui, quand ils sont footballeurs, embrassent la pelouse ou leur croix avant d’aller sur le terrain… Ce pouvoir magique, je persiste et signe, fait partie de la vie de chacun de nous, même si on ne le voit pas bien. »
Propos recueillis par Jean-Louis Pierre