« Un navire est en mer, il jauge 200 tonneaux, il fait voile vers Le Havre, le grand mât est cassé, les passagers sont au nombre de douze, le vent souffle N.-E.-E. On demande l’âge du capitaine » (1)… L’amiral Macron, grâce au report à 64 ans du départ à la retraite, change totalement l’énoncé du problème et pousse les Français en activité à se remettre au calcul mental : à quel âge peut-on tourner le dos au boulot ?
Certes la pénibilité de certains métiers a été gravement mésestimée par le gouvernement ; il n’en demeure pas moins que la question fondamentale du travail est de nature anthropologique. En réalité, dès le passage de l’autre côté d’une vie professionnelle, la pré-vieillesse guette tapie dans l’ombre, avec ses faux-semblants de liberté absolue. Vieillir dans la plénitude exige une rigueur sur soi parfois aussi prégnante que toute activité professionnelle. Faire de la retraite la seule finalité de l’existence – comme le donne à croire la Nupes ou l’extrême gauche – génère une gangrène qui ampute le potentiel ainsi que l’élan créatif d’une certaine jeunesse occidentale, voire du monde étudiant. Leurs leaders répandent au sein de ces jeunes générations une culture de défiance face aux valeurs fédératrices d’une société fondée sur le travail, à l’origine de nos modes de vie économique, des connaissances actuelles, des découvertes scientifiques, de l’ordre social ainsi que de la pensée occidentale. Et ce, depuis la fin du 18ème.
Oui, l’essence du travail – au sens sociétal et non réduite à l’unique perspective économique – devrait conforter les statuts de chaque individu parmi la nation. Devrait également nous rassembler autour du concept suivant : l’échange d’un savoir-faire, l’exercice d’une profession au profit du corps social, moyennant un salaire qui serait la marque d’une vraie reconnaissance… Convenons que c’est loin d’être le cas en France, où les métiers manuels sont notoirement sous-payés. Pour autant, doit-on accepter que le travail soit une espèce en voie de disparition ? Les sociétés contemporaines, qui affichent ouvertement ce nihilisme postmoderniste, se trouvent piégées dans un cul-de-sac « civilisationnel », historique, politique, économique, idéologique…
L’histoire des civilisations disparues est à ce titre riche d’enseignement : sous le Bas-Empire aux 3ème et 4ème siècles après JC, les citoyens libres de Rome – les « Cives » – ne travaillaient plus. Ils se rendaient, chaque matin, dans les familles patriciennes avec leur sportule que les esclaves de ces riches demeures remplissaient de nourriture (2)… Ce fut la fin de la grandeur de Rome, et tout fut pulvérisé : le droit romain, le fonctionnement de l’Etat, la grammaire, la langue, la croyance dans les dieux du Panthéon, la littérature ainsi que les arts. Seize siècles plus tard, et nous voilà en 2023, à l’orée d’un bouleversement que l’on pressent sans pouvoir en dessiner les contours ! Cherchez l’erreur …
Marie-France Poirier
(1) Petit emprunt à une lettre facétieuse de Flaubert où il soumettait à sa sœur un problème insoluble.
(2) Le terme « sportule » désignait un panier chez les Romains.