MY FAIR LADY

C’est sans doute un immense plaisir, pour des Messieurs d’une certaine étoffe, que de dénicher dans les bas-fonds, sous la crasse, les haillons, la puanteur, l’absence totale d’éducation, une joliesse échappée au regard du profane, une promesse de beauté, de raffinement, d’intelligence. Et le plaisir s’accroît évidemment quand il s’agit de débarbouiller la créature dans des bains d’eau très chaude et néanmoins parfumée, de la vêtir avec goût, de lui apprendre à se comporter en société, à soutenir une conversation, à parler avec fluidité et distinction. L’homme de qualité aime toujours se laisser guider par le complexe de Pygmalion en modelant, en façonnant le rêve charnel d’une femme idéale à partir du matériau en apparence le plus grossier.

Un tel travail créatif n’est guère possible aujourd’hui où la misère est beaucoup moins spectaculaire et pittoresque que jadis et où les petites truies préfèrent souvent rester dans leur soue, revendiquée comme une culture. Mais à l’époque où George Bernard Shaw écrivait « Pygmalion » (1912) il en allait bien autrement. C’est ce que montre en tout cas la vision de « My Fair Lady », comédie musicale adaptée de la pièce de Shaw et portée à l’écran, en scope et technicolor, de manière éblouissante, par le très raffiné George Cukor.

Le Pygmalion selon Cukor est un éminent linguiste et phonéticien, Henry Higgins (Rex Harrison), capable de déceler l’origine sociale et géographique de n’importe quel Britannique rien qu’en l’écoutant parler quelques secondes : « Chacun peut repérer un Ecossais ou un Irlandais au premier son sorti de sa bouche. Moi, je situe n’importe qui dans un rayon de 10 kms. A Londres, je peux deviner le quartier d’habitation, voire la rue. » Sur le parvis d’un théâtre ou d’un opéra (Covent Garden ?), Higgins repère une petite marchande de violettes. C’est un gavroche au féminin qui miaule, feule, geint et braie au lieu de parler, interprété par la délicieuse Audrey Hepburn, toujours adorable, même en pauvresse. Mais aux yeux et surtout aux oreilles de Higgins, c’est une « petite larve informe, une insulte vivante à la syntaxe et à la grammaire de notre langue » – ce qui est particulièrement grave dans un pays où, encore aujourd’hui et à l’université, il est beaucoup plus important d’avoir l’accent d’Oxford que de nourrir une pensée, une réflexion, une culture. « La frontière linguistique, c’est ce qui nous classe. » assure le professeur Higgins dont la curiosité… scientifique semble particulièrement titillée par cette marchande des rues « si délicieusement vulgaire, si affreusement sale », n’est-il pas ?

Alors, il se lance dans un pari insensé avec son ami le colonel Pickering, lui aussi linguiste et spécialiste des langues de l’Inde : « faire une aristocrate de cette raclure de macadam. » Et il précise bien l’enjeu du pari : « Vous voyez cette créature condamnée d’avance par son langage qui l’empêchera de s’élever, eh bien, en six mois je pourrais la faire passer pour une duchesse à un bal de la Cour. »

Il recueille donc la raclure dans sa somptueuse maison remplie d’appareils de torture (scientifiques) et de gramophones, et il l’assomme, avec un sadisme raffiné, de leçons de maintien et d’interminables autant que farfelus exercices de diction (« La reine Didon dîna, dit-on, du dos d’un dodu dindon. »). Naturellement, peu à peu, la haine qu’éprouve la mignonne Eliza Doolittle (c’est le nom de l’apprentie duchesse) pour son éducateur tortionnaire se transforme en sympathie, puis en amour. « S’il avait su comme j’aurais voulu lui plaire ! » chante-t-elle après avoir brillamment réussi un exercice.

Mais le Docteur Higgins ne s’aperçoit de rien, ne se rend compte de rien. Sous son masque de distinction nonchalante, d’humour acidulé et d’homme de culture, c’est en fait un goujat, un mufle, un monstre d’égotisme et de misogynie qui clame son credo à propos des femmes, lesquelles seraient selon lui « illogiques, injustes et insolentes, de véritables guenons malfaisantes, (…) versatiles, arrogantes, difficiles, exigeantes, médisantes et empoisonnantes. » Somme toute, Higgins serait à l’opposé du Pygmalion originel qui respectait, révérait la statue qu’il avait façonnée et qui allait prendre vie. Et pourtant, la pauvresse devenue éblouissante lady et son horrible mentor finiront par s’aimer, Henry Higgins lui adressant en guise de conclusion la plus belle des déclarations d’amour : « Vous me les apportez, ces pantoufles ? »

Références : « My Fair Lady », USA, 1964

Réalisateur : George Cukor

Musique et lyrics : Frederick Loewe et Alan Jay Lerner (les chansons sont irrésistibles)

Edité en DVD chez Warner Bros