Les Couleurs de la Vie #3

Il est coutumier d’entendre prononcer l’expression « Les couleurs, c’est la vie » ! Mais qu’entendre par là ? Telle est la modeste vocation de cette chronique qui se veut exploratoire, en cette période d’intériorisation, d’intériorité, et de confinement, de ce registre ordinaire que sont les couleurs, leurs infinies nuances, leurs évocations émotionnelles, leurs ramifications symboliques, leurs traditions historiques, etc. Aujourd’hui, abordons l’incommensurable profondeur de l’azur.

Le 5 mars 2017, conscient des ravages sanitaires occasionnés par l’hyper-industrialisation de son pays, Li Keqiang, alors premier ministre chinois, promettait devant ses députés, de « mener une guerre sans merci pour préserver le ciel bleu », et faire en sorte que celui-ci redevienne partie intégrante du paysage, notamment urbain ! Relever des intentions d’un homme politique contemporain lors du discours solennel d’ouverture du Parlement ce type de propos prophétiques semble surréaliste, irréel. Et l’on peut constater que, moins de trois années auront suffi à la réalisation de ce vœu dont le résultat est totalement indépendant de la volonté de ce dirigeant politique, alors que les conséquences du voilement dépendent de situations extrémistes dont il est à l’origine…

Mais cette observation place indéniablement la réflexion dans le registre de l’aérien. Et, du point de vue des humains, plus précisément au niveau du céleste ! Car le bleu du ciel, typique, est un archétype quasiment universel ! Jusqu’à ce que les premiers astronautes, eux-mêmes émus par la beauté des paysages terrestres observés depuis l’espace, nous confirment que les intuitions des poètes étaient pertinentes : la tonalité la plus appropriée pour identifier notre planète est bien celle que les terriens utilisent pour décrire celle du ciel. Dans l’un de ses essais dédiés à la quête symbolique des éléments, L’air et les songes (1943), Gaston Bachelard, sublimement inspiré, déclamait que « nous croyons regarder le ciel bleu » alors que « c’est soudain le ciel bleu qui nous regarde… » !

De façon subliminale, et en héritage des modes de pensées ancestrales, il y a la persistance d’égalisation du sentiment esthétique entre deux iris oculaires azurés, doubles microcosmes fascinant fixés sur le regard de certains visages, et l’immensité du macrocosme céleste, qui semble s’y refléter. A moins que ce ne soit l’inverse ? Mais quoi qu’il en soit, l’œil, le ciel, l’air aspirent dans leur sillage symbolique une connotation des plus élevées dans la hiérarchie des symboles : la « pureté ». Connotation que le bleu partage avec le blanc. Tout comme l’air la partage, idéalement, avec l’eau !

Ce rapprochement entre deux tonalités — et là, il y a lieu de s’interroger sur le statut de couleur pour le blanc et pour le noir (nous y reviendrons ultérieurement) — a laissé une empreinte non négligeable à Dijon ! En effet, tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle et jusqu’en 1911, les Etablissements Robelin, sis boulevard Raines, développèrent industriellement le « Bleu de Dijon », dit également « Bleu Robelin », du nom du maire d’alors, également entrepreneur innovant. La spécificité de ce pigment bleu ? De rendre tout simplement le blanc du linge… plus blanc ! De la famille des produits dits « azurants », en exploitant les propriétés optiques des rayonnements ultraviolets, ces petites billes de pigments bleus que les lingères joignaient à leur lessive avaient pour objectif de limiter le jaunissement du linge (ou du papier) blanc. Nos arrières grands-mères et même grands-mères les ont utilisées, avant que ces pigments ne soient intégrés aux poudres de lessives actuelles, toujours pour les mêmes raisons ! En devenant indifférenciées. En d’autres termes, invisibles.

Alors, c’est peut-être à ce stade que la fascination pour le bleu s’inscrit dans une substantialité immatérielle ! Et là encore, les réflexions de Gaston Bachelard nous éclairent : « Le bleu infini, lointain, immense, même quand il est senti par une âme aérienne, a besoin d’être matérialisé… ». Et quel autre modèle ordinaire et naturel qu’un simple bleuet (Centaurea cyanus), un simple bleuet des champs, pourrait recevoir cette fonction de représentation ? Par sa récente raréfaction, menacé de disparition en nos paysages ruraux, celui qui, avec son compagnon d’infortune, le coquelicot, avait tant inspiré Claude Monet ou Vincent van Gogh, figure autant d’étoiles célestes tombées sur terre, renverserait notre regard tourné de la terre vers les cieux.

Qu’il soit au zénith, inatteignable et incommensurable, près de nos semelles de marcheurs et de rêveurs bucoliques, implanté en notre regard tel un ciel sans nuages, qu’il soit extrait des profondeurs marines, porté par les pétales de fleurs champêtres, la bleuité — terme rimbaldien — est une source d’inspirations infinies…

Philippe FAGOT

Arcenciologue

Photo : Isabelle Laraque