Palais d’argile

Album rock, romantique, romanesque, électronique de Feu ! Chatterton, prémices de la comédie musicale de Noémie Lvovsky, LA GRANDE MAGIE (en 2022 sur vos écrans ?)

Puisque les salles sont fermées, et que le cinéma n’arrive qu’à exposer sa médiocrité lors des soirées de célébration que le petit écran nous propose, alors ensemble projetons-nous vers l’année 2022, celle de La grande magie, œuvre mise en musique par Feu ! Chatterton.

UN ALBUM RETRO-FUTURISTE

Voilà maintenant dix ans que le groupe parisien Feu ! Chatterton fait entendre sa petite musique et ses mots fougueux, si importants. Rappelons que le nom du groupe est un hommage au poète anglais Thomas Chatterton mort à dix-sept ans, mais peut-être aussi un peu à Serge Gainsbourg dont la chanson « Chatterton » sur Initials B.B. est une dédicace à toutes les célébrités suicidées. Les cinq compagnons, dandys du rock, ont fait du chemin depuis leur premier titre « La mort dans la pinède » en 2012 : Arthur Teboul au chant, Raphaël de Pressigny à la batterie, Clément Doumic et Sébastien Wolf à la guitare et au clavier, enfin Antoine Wilson à la basse, ont réussi à imposer leur langage musical et poétique, héritage de Bowie, Bashung, Gainsbourg, Radiohead et du rock progressif. Un héritage consommé, ce « Palais d’argile » est un rempart et une résistance face au monde contemporain.

Ce troisième album très narratif a été écrit à l’été 2019. Il est élaboré comme un souvenir du futur sur un ton ironique et désabusé, et parle (chante) des rêves déçus qui font l’humilité de la vie. « Palais d’argile » avait été écrit à la base pour la scène, et nous retrouverons certaines des chansons dans La grande magie, comédie musicale de Noémie Lvovsky, qui devrait sortir l’année prochaine.

La réalisatrice de Camille redouble réunit pour l’occasion un solide casting, composé de Denis Podalydès, Judith Chemla, Sergi Lopez, François Morel, Jean-Luc Bideau, Anne Benoît, Anne Rotger, Armelle, Micha Lescot… L’histoire est adaptée de la pièce La grande magia d’Eduardo de Filippo : dans les années 20, dans un très bel hôtel de bord de mer, Albert, un magicien un peu charlatan, fait disparaître une jeune femme. Charles, le mari, ne la voyant pas revenir, s’impatiente et lui réclame. Albert lui met alors entre les mains une petite boîte en lui disant qu’elle est à l’intérieur. Charles, pétrifié, ne la lâchera plus.

DE LA POESIE AVANT TOUT

C’est Noémie Lvovsky qui fait découvrir au groupe le poème de William Butler Yeats, traduit par Yves Bonnefoy, « Avant qu’il n’y ait le monde », le quatrième titre de l’album, qui sera chanté par Judith Chemla dans La grande magie. Pour le moment, un piano et la voix d’Arthur Teboul, un tintement de charleston, une vague de Memorymoog, nous replongent au début des années quatre-vingt :

« Si je fais mes cils charbonneux / Et mes yeux de plus de lumière / Et mes lèvres plus écarlates / Demandant à tous les miroirs / Si tout est comme je veux / Nulle vanité, je recherche / Le visage qui fut le mien / Avant qu’il n’y ait le monde »

La poésie est bien là un véhicule à la frontière entre le sens et le son. L’harmonie s’est imposée d’elle-même à Clément Doumic et Arthur Teboul, compositeurs instinctifs de ce bijou poétique. Jacques Prévert prend le relai avec « Compagnons des mauvais jours », qui mélodiquement commence comme le « Requiem pour un con » de Gainsbourg, autre bande originale, celle du Pacha de Georges Lautner :

« Compagnons des mauvais jours / Pensez à moi quelquefois / Plus tard, quand vous serez réveillés / Pensez à celui qui joue du phoque / Et du saumon fumé / Au bord de la mer »

FONDAMENTAL PLUTOT QUE FONCTIONNEL

L’homme se met à ressembler de plus en plus à la machine. Nous fonctionnons ainsi de manière binaire, exaltés, à la recherche de pouces levés et de « like ». Nous perdons la friction avec l’autre. Les particules pixélisées créent de la distance et de la froideur :

« Moi, je caresse ton visage / Sur mon écran tactile / Que reste-t-il de sauvage? / Dis-moi que reste-t-il? / Ouais, je caresse ton visage / Sur mon écran tactile / Que reste-t-il du paysage? / Dis-moi que reste-t-il? »

L’album s’ouvre et se ferme sur « Monde nouveau », ce nouveau monde qui renvoie à une illusion, une promesse et un mensonge à la fois. La portée des morceaux émergera sans doute sur scène, là où l’art de la musique prendra tout son sens, dans ce moment de lâcher prise, de temps suspendu. On pourra alors souffler sur les braises pour éteindre le feu ou le raviver, à l’affût de la magie.

Feu ! Chatterton questionne : ce qu’on réalise dans ce monde doit-il être fonctionnel ou plutôt fondamental, comme l’art et la musique ? Grâce à ce « Palais d’argile », une vérité intérieure émerge. Un frisson.

Raphaël Moretto