Pascal Lardellier, Professeur à l’Université de Bourgogne depuis plus de 20 ans est un observateur attentif de notre société, par ailleurs chroniqueur affuté -à Dijon l’Hebdo mais pas seulement- des tendances sociales émergentes. Enseignant passionné, il livre ici un bilan d’étape des bouleversements introduits dans nos vies, et celles des étudiants, par la pandémie depuis un an maintenant.
Dijon l’Hebdo : Comment le Professeur d’Université que vous êtes vit-il la crise du coronavirus ?
Pascal Lardellier : « À vrai dire, je vis mal cette crise inédite, historique, violente. Mais qui la vit bien ? Moi-même et ma famille avons payé un lourd tribut au Covid, je pense donc aux personnes malades et décédées et à leurs familles, je pense aussi aux millions de mes concitoyens que cette crise a jetés dans la précarité, la dépression, l’oisiveté forcée, la peur de tomber malade et l’angoisse pour l’avenir, le leur et celui de leurs enfants.
Par ailleurs, un enseignant vit nécessairement mal cette période où tout se passe derrière des écrans et où le plaisir d’enseigner et la saveur de la transmission « en face à face » sont interdits ».
DLH : Des étudiants privés de cours à la fac et de petits boulots, de resto-U, de bars, de concerts, de soirées, de sports… Peut-on dire que ce sont eux qui souffrent le plus du coronavirus ?
P. L : « On ne peut pas hiérarchiser les douleurs et les souffrances, notons que les jeunes sont très peu touchés par le virus lui-même. Par contre, il est clair que ce qui habituellement fait la jeunesse (les études, les sorties, les rencontres, les « bringues », les voyages, l’insouciance, la légèreté…), tout cela a été suspendu. Et il est de plus en plus difficile pour la jeunesse de vivre recluse, « archipellisée » derrière des écrans.
DLH : Vous confient-ils leurs inquiétudes et leurs angoisses ?
P. L : « Pour qu’ils me confient leurs inquiétudes et leurs angoisses, il faudrait qu’on se rencontre, et c’est de moins en moins possible ! Mais bien sûr, au détour de conversations en ligne, sur les réseaux sociaux, ou lors de rencontres fortuites en ville, on lit et on entend une lassitude immense ».
DLH : Ressentez-vous de leur part une forme d’usure voire de colère ?
P. L : « Je ne sens pas vraiment de colère, sinon des actions serait menées par les étudiants. Aucune mobilisation n’est perceptible. De toute façon, elle serait interdite et probablement réprimée. On sent une usure oui, et une résignation en quelque sorte, un peu « l’à quoi-bonnisme » de Gainsbourg… »
DLH : Pour protéger les seniors, cibles principales du virus, on prend, d’une certaine manière, les jeunes en otage. Est-ce qu’ils ne considèrent pas être la cible indirecte de cette politique sanitaire très contraignante destinée à sauver leurs aïeux ?
P. L : « Je trouve pour ma part les jeunes étonnamment courageux et disciplinés, quoi qu’on puisse en penser ou en dire. Il faudrait oser une analyse socioculturelle des déviants, des rebelles et des inconscients (absence de respect du port du masque et du couvre-feu, des règles usuelles de distanciation, d’auto-confinement..). Pas certain que les étudiants soient les premiers… »
DLH : Rémi Delatte, député de la 2e circonscription de Côte-d’Or, a appelé dans les colonnes de « Dijon l’Hebdo » à une vaccination rapide des étudiants. Etes-vous favorable à cette proposition ?
P. L : « On entend des points de vue politiques et sanitaires qui s’opposent face a cette question : qui vacciner d’abord ? Il me semble que la politique vaccinale doit prendre en compte la protection de tous mais aussi le retour le plus rapide possible à une vie sociale, universitaire, économique etc. à peu près normale. Il en va du salut du pays à terme ! »
DLH : Les diplômes délivrés pendant la pandémie ne seront-ils pas considérés, dans quelques années, comme comptant pour du beurre ?
P. L : « Oui, des questions se posent déjà autour du bac : 95 ou 98 % voire 100 % de réussite ça n’a plus aucun sens, ça ne fait pas que des heureux au final car ça dévalue totalement le diplôme. Vous vous souvenez de « L’école des fans » de Jacques Martin ? C’est un peu ça, là. Tout le monde a 5/5, tout le monde a les cadeaux et les bisous… »
DLH : La pandémie perturbe l’épanouissement des jeunes, leurs études, leurs apprentissages, et, de fait, affecte leur moral. De nombreux médecins s’en inquiètent. Comment jugez-vous cette proposition d’Emmanuel Macron d’accorder un chèque « psy » pour permettre aux étudiants de consulter un spécialiste ?
P. L : « De plus en plus d’enquêtes se saisissent du mal-être des jeunes et notamment des étudiants. Cela arrive un peu tard dans le débat, ils sont restés dans l’angle mort de l’attention politique et publique depuis le début de la crise. Un « chèque psy », c’est comme « le repas à un euro », selon moi, c’est de la cosmétique pour les médias. Et cela épouse la psychiatrisation généralisée de notre société. Comment mettre tout cela en œuvre très concrètement ? Qui y a droit et surtout, qui y a accès ? La réalité, ce sont les pensées suicidaires des jeunes, et les files d’attente d’étudiants devant les soupes populaires. Terribles images que les livres d’histoire retiendront aussi ».
DLH : Finalement, comment s’organisent-ils pour ne pas trop subir les conséquences d’une société sans cap ni boussole ?
P. L : « Difficile de s’organiser quand on ne sait pas le lundi ce qu’il faudra faire le jeudi… La gestion politique du Covid manque de cap, de vision à moyen terme. Mais comment cela serait d’ailleurs possible, face aux évolutions permanentes du virus ? Alors on vit au jour le jour. Le problème, c’est que l’on se recroqueville derrière des écrans, claquemuré chez soi. Et on attend… »
DLH : Comment expliquez-vous le fait que des classes préparatoires sont restées ouvertes et pas les universités ?
P. L : « La grande question, c’est de savoir pourquoi les musées et les théâtres sont fermés, les gares et supermarchés ouverts, pourquoi certaines écoles et certaines classes sont ouvertes et pas les universités… Tout cela me semble manquer un tout petit peu de logique, quand même. Sérieusement, n’a-t-on pas plus de (mal)chance de croiser le virus en supermarché que dans un musée quasi-désert ? Mystère des décisions politiques, et surtout bureaucratiques… »
DLH : Comment vos étudiants, dont on connait l’appétence pour les réseaux sociaux, ont-ils reçu cette idée d’utiliser le « backtracking » pour tracer la circulation du coronavirus et les contacts de chacun ? N’est-ce pas là une progression inéluctable vers la société panoptique dont parlait le philosophe Michel Foucault ?
P. L : « Il est clair que nous vivons une espèce de « Big-brotherisation généralisée », nous passons nos vies derrière des écrans et sur des applis qui gardent traces de nos moindres faits et gestes, via ceux que nous connaissons, les GAFA, et ceux que nous ne connaissons peut-être pas. Le pire, si je puis dire, c’est que nous le faisons en toute conscience, docilement ».
DLH : Les jeunes ont-ils conscience que « notre vie d’après ne sera pas celle d’avant » comme a pu le dire l’ancien Premier ministre Edouard Philippe ?
P. L : « Avant de penser à la vie d’après, on voudrait juste retrouver une vie normale. Et les étudiants ne sont pas les seuls à avoir ce désir, à exprimer ce souhait. Cette crise du Covid, on pourrait dire en plaisantant que c’est un petit peu comme l’éternité selon Woody Allen : « C’est long, surtout à la fin » !
DLH : Ne sommes-nous pas en train de nous enfermer dans cette « vision morcelante et morcelée » des cultures humaines contre laquelle Claude Lévi-Strauss nous mettait en garde au milieu du siècle dernier ?
P. L : « Cette crise aura consacré définitivement « l’individualisme connecté », une méfiance et une défiance sociale, une suspicion généralisée voire une paranoïa, à certains égards entretenues par médias et politiques à travers leur discours anxiogène et leurs volte-faces permanentes. Une société ne peut exister sans respect, sans contacts, sans confiance, et nous sommes actuellement aux antipodes de cela. Gageons que nous aurons la capacité de nous réinventer tous ensemble. Mais le Covid laissera des traces profondes dans les rapports sociaux, dans la société, dans les esprits. Voici venir la société de la « juste distance », du « sans contact », du traçage. Claude Lévi-Strauss disait que « notre monde était trop plein ». Sans jeu de mots facile, il se « co-vide » dangereusement, « ce monde si plein »… »
Propos recueillis par Jean-Louis Pierre