La viande dans le rouge

Le barbecue est un moment gustatif, familial et amical symbolisant à lui seul la parenthèse estivale qui vient de se refermer. Quelques dizaines de millions de personnes, rien qu’en France, adorent le barbecue pour ses odeurs, sa convivialité informelle, sa musique méridionale ; des côtelettes qui grillent, on dirait le chant des cigales. C’est assurément plus évocateur que des endives qui cuisent à la vapeur.

Mais de plus en plus, ce barbecue fait débat. Et le terme de la controverse ne concerne pas le choix des pièces à griller ou la manière de les accommoder. C’est le fait même de manger de la viande qui est remis en question. Un soupçon plane, qui confère le goût amer d’une culpabilité diffuse à nos plats carnés. Alors adieu veaux, vaches, cochons, et volailles embrochés, mis au grill, à la poêle ou en sauce ? On se souvient, il y a quelques années, des traces de viande équine trouvées dans des lasagnes de la grande distribution. Quand on n’est pas très à cheval sur les principes… En tout cas, « effet bœuf » garanti dans l’opinion, qui cherchent maintenant des boucs émissaires. Il est temps de nettoyer les écuries d’Augias !

Tour de passe-passe sémantique

Longtemps, la consommation de viande a été considérée comme une évidence culturelle et gastronomique. On en mangeait trop, en toute bonne conscience, et en dépit des prescriptions des nutritionnistes. Nous ingurgitions des tonnes d’animaux de toute sorte, jeunes et adultes. Mais doucement, les mentalités évoluent, sur fond de conscience écologique et d’éveil à la cause et à la souffrance animale. De plus en plus, il nous répugne de voir que cela a été vivant. La viande doit être « désanimalisée », pour devenir mangeable. Les fast-foods excellent dans cet exercice de travestissement. Et leurs spécialités ne réfèrent pas à l’origine animale (nuggets, burgers et autres wraps), mais la viande y devient parodique, avec l’omniprésence parodique du sang, le ketchup, pour tout adjuvant. Ces univers-ci sont enfantins, et non plus tragiques. Beau travestissement symbolique, tout comme le peu ragoutant « minerai de viande », qui parvient à transformer l’animal en un gisement exploitable, par un incroyable passe-passe sémantique.

Et puis un ensemble de documentaires ont dévoilé « l’enfer du décor » de la production de viande, mettant des images sur la souffrance des « bêtes à manger », et aussi sur la responsabilité philosophique du fait de se nourrir d’animaux, élevés et tués à cette seule faim. Ces contributions font l’éloge de la compassion pour ces bêtes dont on a longtemps dénié la sensibilité et narrent de spectaculaires conversions au végétarisme. Quelques stars des médias, nouvellement converties, se font zélées, livres de témoignage à la clé.

Nos œillères sur la filière viande

Tout ceci va dans le sens d’une prise de conscience générale, qui devrait gagner du terrain dans les années à venir. Les végétariens ont longtemps représenté la portion congrue des mangeurs hexagonaux ; de pures curiosités, au pays d’une gastronomie élevée au rang d’art, mettant la viande au centre de la table. Quant à la Bourgogne, bon, on dit « charolais » et on a tout dit. Cependant, les vegétariens et autres vegans gagnent en visibilité. S’ils sont trois millions en Grande Bretagne, ils seraient déjà, symboliquement, un million en France. Leur nombre devrait croître, l’attention à leur cause se percevant dans la multiplication de l’offre : menus végétariens systématiques dans les fast-foods, les collectivités, les transports aériens, et de plus en plus de restaurants. Une alternative végétarienne existe bel et bien désormais. La jeunesse en serait-elle le porte-étendard ? En tout cas, presque 20% des étudiants américains auraient déjà banni la viande de leurs assiettes.

Un autre argument devrait de plus en plus entrer en ligne de compte, qui pèse lourd dans la balance de notre frénétique consommation de viande : produire celle-ci a un coût écologique avéré. Les calculs prenant en compte l’arrosage des céréales et la nourriture des animaux, puis leurs diverses itinérances en camions, les gaz émis par les bovins, la gestion de l’abattage et des carcasses, l’emballage, etc, révèlent au final un crime de lèse-environnement. Ajoutons y les méfaits sanitaires d’une consommation excessive, désormais clairement (d)énoncée, et nous pouvons considérer que bien sûr, nous mangerons encore de la viande, mais en carnivores avertis, de plus en plus dotés d’une conscience éco-responsable quant au contenu de nos assiettes, et d’empathie pour les bêtes. Bref, l’œil de la culpabilité risque désormais de nous scruter depuis le fond de nos assiettes.

La chair et le sens

Ceci nous rappelle que tous nos aliments sont nimbés d’une aura symbolique, qui les nappe d’imaginaire et d’évocations réveillant l’origine essentiellement magique de notre rapport à la nourriture : nous savons intuitivement que nous sommes ce que nous mangeons. Et dès qu’on connaît la nature de ce qui franchit nos lèvres, les normes et la morale reviennent au galop. Bref, la viande est sur le grill, plus que jamais.

Pascal Lardellier