Des technologies au doigt et à l’œil

De merveilleuses machines à communiquer ont colonisé en quelques années notre quotidien, aimantant nos doigts en suscitant notre attention permanente. La « vraie vie » migre vers ces écrans magiques, et le confinement a encore accéléré la tendance. Nos smartphones sont des petits appareils sensibles qui reconfigurent notre quotidien en profondeur, tout en nous offrant le monde au doigt et à l’œil.

« Comment faisions-nous avant ? ». Voici une question que nous nous posons, dès que l’on évoque la place prise par les TIC dans nos vies. C’était quand, « avant » ? Il y a une deux décennies à peine, douze ans tout au plus, si l’on considère qu’Internet et la première génération de téléphones mobiles ont fait irruption dans notre quotidien vers 1998. Avant ? Eh bien on faisait différemment. On se déplaçait pour plein de choses qui nécessitaient notre présence (acheter des billets de train, effectuer un virement à la banque, s’offrir un jean ou quelques livres…), on envoyait des lettres en papier, on téléphonait depuis le poste fixe à des heures instituées. Et l’on ne passait pas son temps à demander par SMS : « T où ? ». Car on arrivait à nos rendez-vous sans avoir envoyé six messages pendant le trajet !

Mais en dix ans à peine, les « générations » de téléphones se sont succédées, chacune ringardisant en quelques mois la précédente, avec toujours plus de fonctionnalités dans moins de poids, avec des écrans plus grands sur des téléphones plus petits et plus compacts, permettant désormais l’accès « H 24 » à Internet. Ces outils mirifiques renvoient dans l’esprit à la lampe d’Aladin : on les frotte du bout des doigts et des univers apparaissent comme par magie sous nos yeux déjà blasés. Il y a bien du génie dans ces écrans et ces tablettes, qui ont absorbé toutes les activités qu’avant, on faisait « en vrai » : échanger, travailler, se divertir, s’orienter, s’informer, rencontrer, lire, (re)trouver le grand amour, en tapotant sur un clavier, qui l’eût cru il y a quinze ans !?

Maintenant tactiles, ces TIC sont aussi sensibles, tant nous leur déléguons une large part de notre mémoire sentimentale et de notre histoire émotionnelle. Combien sommes-nous à meubler les moments creux non plus en réfléchissant ou en rêvant, mais en lisant, écoutant de la musique, chattant, participant à une conversation sur les réseaux sociaux, ou en regardant des photos intimes archivées dans nos smartphones ? Et la connexion Internet étant désormais permanente grâce à ces outils, on passe de site en site et d’ « appli » en « appli », au gré des coups de cœur ; bref l’on surfe, comme Aladin sur son tapis magique.

Ces nouveaux outils sont des extensions de la mémoire, des prolongements du cœur, des passerelles vers le monde et les autres. Mais ces TIC peuvent aussi susciter des angoisses et rencontrer des oppositions. Ainsi, il y a des disparités dans l’utilisation des TIC. Les jeunes sont hyper-connectés, et réécrivent la fable des « ados, des puces, du chat et de la souris ». Des « techno-bambins » surfent avant de savoir faire leurs lacets ! Cette génération « Ecran total » tire tout le parti des nouvelles technologies, ayant saisi leur dimension ludique et tribale. Il en va autrement pour leurs parents et surtout pour leurs grands-parents, qui peinent pour certains « à s’y mettre ». Normal, les adultes sont des « immigrants du numérique », et non des « natifs » techno-biberonnés. Mais la publicité et les médias exercent une telle pression que l’on se sent bien obligé de s’équiper, par la force des choses.

Cependant, des voix s’élèvent pour troubler cette tonitruante symphonie technologique. On accuse ces TIC de générer des syndromes d’incommunication, d’induire des addictions. Elles génèrent de nouvelles incivilités, que l’on subit et impose à tour de rôle. Car de moins en moins de dîners ou d’apéros entre amis et plus aucune réunion ne peuvent se dérouler sans que les protagonistes ne tripotent compulsivement leurs téléphones. D’ailleurs, pendant le confinement, c’est sur Whatsap qu’avaient lieu les apéros !

Ces écrans très attachants ont l’art de se rendre si indispensables que nous avons de plus en plus de difficultés à « débrancher », et à rester sans connexion. Et pour cause, ils sont comme un cordon nous reliant à ceux qu’on aime. La tentation est grande de ne jamais éteindre ces merveilleux outils. Avec le risque qu’ils nous rappellent qu’ils sont là, en veille permanente, le jour, la nuit, la semaine, le week-end…

Mais ne boudons pas notre plaisir. Vous vous souvenez de la vogue des Tamagoshi, dans les années 1990 ? Ces petits animaux en plastique ovoïde exigeaient qu’on les « nourrisse », et ils « mouraient » faute d’attentions. Quand même, nos smartphones sont autrement plus intéressants, et bien plus malins, surtout. Il faut juste faire attention que tous les liens qu’ils permettent ne finissent pas par nous entraver, et que ces écrans ne fassent pas écran, justement, entre le monde et nous.

Pascal Lardellier

Professeur à l’Université de Bourgogne