Les anarchistes dijonnais contre la République !

Le 11 mars 1892, à Paris, l’immeuble habité par le juge d’instruction Benoît est dynamité par l’anarchiste Ravachol. Cet attentat va déclencher la vague de terrorisme anarchiste qui fera trembler toute la République.

L’événement qui va traumatiser le pays est l’attentat au sein de l’Assemblée nationale perpétré le 9 décembre 1893 par Auguste Vaillant. Lançant depuis la tribune une bombe sur les députés, il fait plusieurs blessés graves. Ces agressions sanglantes vont culminer en 1894 avec l’assassinat du président de la République Sadi Carnot. Ce sera là le dernier « fait d’armes » des anarchistes.

En deux années, leurs attentats ont réussi à déstabiliser le régime voire à ébranler les fondements de la République qui réagira en votant les lois dites « scélérates » limitant, d’une part, la liberté de la presse et autorisant l’arrestation et l’inculpation de celles et ceux qui les transgresseraient. Mais les anarchistes y perdront aussi leurs idéaux. Renonçant à l’action politique  jugée inefficace, certains d’entre eux décident, en effet, de recourir à l’acte terroriste, « le moyen de propagande le plus efficace ».

 

Des « pue-la-sueur »

Si l’essentiel de l’actualité anarchiste va alors se concentrer essentiellement à Paris, les militants dijonnais de la « propagande par le fait » n’entendent pas être en reste et ce, avec peu de moyens et beaucoup de naïveté pour ne pas dire… d’amateurisme ! Deux affaires que l’autorité judiciaire avait souhaité mêler mais qui, toutes investigations faites, n’avaient rien à voir entre elles. Elles vont illustrer la dérive idéaliste de ces anars Côte-d’Oriens qui, contrairement aux leaders parisiens ne sont pas des « intellectuels » et encore moins des théoriciens : simplement des ouvriers sans emploi, des « pue-la-sueur » qui, le temps de la floraison des cerisiers, avaient rêvé d’un monde moins dur aux petites gens.

Le 1er juin 1894, le jeune Marie-Joseph Braud entre au service du sieur Ernest Colson en qualité de charron-forgeron, à Neuilly. Si le travail du garçon n’amène aucun commentaire négatif, ses discours par contre… D’abord, ils amusent, puis inquiètent, puis finiront par indisposer tout le village. En présence des clients, le jeune homme vocifère sur les moyens nécessaires pour mettre à bas cette République de bourgeois qui suce le sang des laborieux. Si on lui prête quelque oreille, il se lance alors dans des diatribes sans fin contre l’armée, la police, digresse sur la nécessité d’abolir les frontières et milite pour un monde de fraternité universelle.

 

Congédié sur le champ

Le 25 juin, l’anarchiste Caserio assassine à Lyon le président de la République Sadi Carnot. Loin de partager l’affliction de la plupart des habitants du village, il s’égosille dans les rues du bourg : « Vive Caserio, gloire à lui ! Vive Ravachol et vive la sociale ». Au café, il s’égare en clamant à la cantonade : « Il y a longtemps qu’on attendait ce moment-là et celui qui le remplacera ne durera pas longtemps avant qu’on lui règle son compte ».

Indigné par de tels propos, son patron le congédie sur le champ. Les discours tenus en public étant pénalement répréhensibles, les gendarmes entendent les témoins, enregistrent leurs dépositions et se renseignent sur le passé de cet « anarchiste des champs ». Il ressort que le garçon n’en est pas à son coup d’essai.

Quelques mois auparavant, alors qu’il était embauché par monsieur Loison comme charron à Tart-leBas, il avait déjà « professé des idées socialistes… /… et provoqué au café Caillot des diatribes emportées avec la clientèle » comme l’écriront les militaires dans leur rapport. Toutefois, ce que déclarera le jeune Marcel Moret, 18 ans lui aussi, sur son collègue de travail nuancera l’aura noire du dangereux anarchiste : « On voyait bien qu’il n’était pas sérieux… /… c’était de la parodie, de la provocation. Il aimait se faire passer pour un anarchiste pour effrayer à bon compte les gens. On en rigolait quand il racontait tout cela ».

Ce que corroborera l’enquête gendarmique laquelle établira que le jeune homme passait pour travailleur, sortant peu et ne buvant pas d’alcool. Tous, ses patrons successifs, comme ses collègues le décriront comme « gentil » et « plutôt doux et bon camarade » (sic).

 

Illuminé provocateur ?

Son casier judiciaire est vierge de toute mention. Mais, dans le contexte de guerre ouverte que le gouvernement a déclarée à la mouvance libertaire, ce qui aurait pu passer pour des turlupinades d’adolescent est pris cette fois très au sérieux. Le 12 juillet, Braud est arrêté au café de Foy, rue des Godrans, établissement fréquenté par des « rouges », ce qui évidemment, n’arrange pas ses affaires. Le lendemain, le juge Pierre-Edouard Condut l’inculpe pour « apologie de crime » et le fait écrouer à la maison de justice et de correction de la ville.

Durant son instruction, le magistrat va s’attacher à savoir si le jeune homme est simplement une espèce d’illuminé provocateur ou s’il entretient des liens avec le groupe anarchiste dijonnais dont quatre de ses membres croupissent déjà en prison depuis le mois de janvier. François Monnot, 45 ans, Alexis Legrand, 37 ans, Joseph Hinault, 31 ans, et enfin Alfred Bigarnet, tout juste 17 ans, qui se réclame citoyen suisse, sont en effet accusés « d’association de malfaiteurs en vue de préparer des attentats ».

Lors des perquisitions opérées par la police on a retrouvé chez Legrand un peu de poudre et… des clous. Il n’en fallut pas plus aux enquêteurs pour y voir là tous les ingrédients pour la fabrication de bombes. Mais qui étaient donc ces anars dijonnais dont les noms – même localement – ne sont pas passés à la postérité ?

Commençons par le théoricien du groupe, Alexis Legrand, lequel vit à Recey-sur-Ource. C’est une sorte de Raymond la science, personnage incarné par Jacques Brel dans le film de Philippe Fourastié (1968) « La bande à Bonnot ». C’est la « plume » du groupe, celui qui rédige la plupart des articles de leur journal… La Mistoufe. S’il ne nie pas avoir rencontré Monnot au café de Foy, connu de la police pour y héberger des réunions anarchistes, il nie les fréquenter pour la simple raison qu’il « ne partage pas ces idées là » (sic). Argument battu en brèche quand le juge lui met sous le nez un courrier à en-tête de la mairie de Dijon (du papier dérobé sûrement) daté du 4 octobre 1893 qu’il termine par un vibrant « A toi et à l’anarchie qui renversera ce monde pourri ». Signé Legrand « ton frère en anarchie ».

 

« Vive l’anarchie, Vive la Sociale et Vive l’humanité ! »

Confronté à Monnot, il s’insurge, crie au complot et tente par tous les moyens de disculper son camarade, en vain ! Lui, Monnot c’est un « dur », un esprit fort qui va tenter de jouer au plus fin avec le juge. Quand ce dernier lui pose la question : « Êtes-vous anarchiste ? », il répond goguenard : « Je serais anarchiste quand nous vivrons en anarchie comme le menuisier l’est quand il fait de la menuiserie ! ». « Et la poudre, la limaille et les clous retrouvés dans votre atelier » ? rétorque le magistrat. « Eh ! Qu’est-ce à dire monsieur le juge ? Nous n’aurions plus le droit de bricoler nous autres pauvres gens qui n’avons que nos mains pour survivre ? ».

Tout Monnot semble s’incarner dans cette iconoclaste réplique. Il sait que les charges à son encontre sont minces et que le juge devra en faire ses choux maigres. Chez Legrand par contre, on a retrouvé quantité de journaux anarchistes auxquels il est abonné, des tracts et des livres de Bakounine, Kropotkine, Sébastien Faure lequel est venu à Dijon à son invitation semble-t-il le 12 décembre 1893 pour y faire une conférence l’après-midi à Dijon, le soir à Chalon. Lorsque la délégation dijonnaise vient le raccompagner en gare, les inspecteurs de la Sûreté sont là, discrètement mêlés à la foule des voyageurs. Le procès-verbal qu’ils rédigeront alors et que le juge a sur son bureau, est formel. Parmi eux, ils y ont reconnu Monnot, Hinault, Legrand, un certain Paris, plus quatre ou cinq inconnus de leur service.

Le « maître » fut accompagné jusqu’au train aux cris de « Vive l’anarchie, Vive la Sociale et Vive l’humanité ! ». Sur ce coup ci, le juge marque un point mais, « il n’est pas interdit d’accompagner une connaissance à la gare pour lui souhaiter bon voyage » renvoie de suite l’intraitable François Monnot. Le maillon faible, c’est le plus jeune du groupe, Alfred Bigarnet qui se réclame citoyen suisse et par ailleurs neveu de Legrand. C’est le « paumé » de la bande. Il vit lui aussi à Recey-sur-Ource chez sa mère, rue de la Mégisserie.

Le 6 janvier, il est arrêté par les gendarmes alors qu’il distribue la feuille anarchisante « Ôte-toi de là que je m’y mette ». L’intention politique s’inscrivant résolument dans le titre du journal. L’enquête établira qu’il ravitaille en tracts et journaux un cousin, militaire au 5e régiment de chasseurs de Châtillon-sur-Seine.

Mis sur le gril par les policiers de la Sûreté dijonnaise, il « s’affale » et balance tout ce qu’il sait. Le groupe anarchiste se réunit chaque samedi chez un certain Hinault, colporteur de son état, logeant au n°12 de la rue des Charbonniers, près de la route de Ruffey. Le journal du groupe, La Mistoufe est imprimé chez un certain Bertrand, imprimeur au 25 rue de la Verrerie. Parfois, le groupe se retrouve aussi chez lui au 15 de la rue Bossuet où il partage sa vie avec une certaine veuve Goquely, débitante de vins avenue Garibaldi. Quant au matériel de propagande, il est stocké dans un atelier, rue Saint-Marin, chez un marchand de vin à l’enseigne « Aux caves de Chenôve ».

 

Emission de fausse monnaie

Voilà il a tout dit le jeune Alfred. Son jeune âge (pas encore 17 ans) lui vaut une certaine indulgence du juge qui ne s’acharne pas sur lui. Dans leurs filets lancés dans le milieu anar de Dijon, les enquêteurs ont également ramené deux chevaux de retour (1), Catinot et Massoubre, déjà condamnés pour fabrication et émission de fausse monnaie en 1887. On les soupçonne évidemment d’avoir repris leurs industrie faussaire pour alimenter la caisse de la « cause » mais les perquisitions menées à leurs domiciles respectifs ne donnent rien. Ils nient avec la dernière énergie avoir fait de la repasse (2).
Malgré deux mois de branle bas de combat policier et judicaire, le dossier du juge Condut est bien maigre : les vociférations  du jeune Braud pour lequel il sera finalement établi qu’il n’avait aucun lien avec le groupe dijonnais, des journaux libertaires, des tracts subversifs, un peu de poudre et des clous… Rien d’assez consistant en tous cas pour justifier des poursuites et maintenir en détention Legrand, Monnot et Hinault et ce d’autant que les chefs d’inculpation s’appuient sur la loi du 12 décembre 1893 (apologie du terrorisme)  pour des faits incriminés antérieurs au vote de cette loi. Or, constitutionnellement, il ne peut pas avoir de rétroactivité dans l’application de la loi (3).

Le 10 février 1894, le magistrat instructeur qu’on imagine bien dépité, se résoudra à signer un non-lieu pour Braud et toute la bande des anars dijonnais. Dijon n’est pas (encore) Paris… et on a les anarchistes qu’on peut !

Jean-Michel Armand

 

(1) : Se disait des hommes déjà condamnés, délinquants ou criminels récidivistes.

(2) : Reprendre son  activité délictuelle ou criminelle.

(3) : Une seule exception dans l’histoire française : la loi du la loi du 14 août 1941. Par ce texte, le régime de Vichy institue une section spéciale auprès de chaque cours d’appel (en zone occupée). Ces  sections spéciales sont des tribunaux d’exception réprimant les activités communistes antérieures à sa promulgation de la loi. Des militants ayant écopé auparavant quelques mois de prison sont  condamnés à mort.