Ce dimanche 5 mai 1929, c’est jour d’élection municipale à Aiserey comme dans toute la France d’ailleurs. Sont-ce les résultats du premier tour qui ont échauffé les esprits ? Rien, en tous cas dans les pièces du dossier judiciaire n’indiquent que ce fût là la cause des événements tragiques qui vont venir ponctuer cette journée très… politique !
Ce que l’on sait par contre, c’est que le Café Petitot situé sur la place du village est rempli de clients lorsque vers 23 h 50, la patronne lance de sa voix tonitruante : « Messieurs nous allons bientôt fermer, il est temps de vider vos verres ! ». Si l’ensemble des consommateurs s’exécutent sans sourciller en vidant cul sec le leur, un certain Jacques Gasser va faire de la résistance : « Moi, mon verre est plein et je l’ai payé…alors, j’ai tout mon temps ! ». Cela proféré sur le ton de ceux qui cherchent le désordre. La provocation est évidente et, cette fois, c’est le patron qui s’approche du vociférant : « Allons ! Allons ! vous savez bien que nous devons fermer à minuit… Finissez votre verre et sortez sans faire d’esclandre ! »…
A sa courtoise invitation, René Petitot ne reçoit en retour qu’un sourire goguenard de l’individu qui poursuit son manège en amenant lentement, très lentement son verre aux lèvres. Cette fois, c’en est trop ! Madame Petitot arrache le verre des mains de l’inconvenant et le jette au sol. Va-t-on assister à l’algarade que tout le monde craint ? Et bien non ! Pas de rififi au bistrot ce soir-là car Jacques Gasser se dirige vers la sortie avec une lenteur de mime. Ce qu’il en est tout de même de l’autorité des bistrotières ! Alors que les derniers clients lui emboîtent le pas, les autres restés sur la place continuent leurs discussions passionnées. Le maire sortant sera-t-il reconduit ?
Mais à, peine Gasser eut-il rejoint ses coreligionnaires « nomades » (1) qu’il commence à chercher querelle autour de lui. « J’ai déjà dressé les gars de Charrey, j’arrangerais bien maintenant ceux d’Aiserey ! ». Pour mieux convaincre qu’il ne parle pas en l’air, il sort de sa poche un couteau corse qu’il fait tournoyer autour de lui et se rue bientôt sur le premier homme à sa portée auquel il porte un coup violent sur le flanc gauche. « En voilà toujours un d’arranger… Au suivant maintenant. Qui veut en tâter maintenant ? » vocifère-t-il en se précipitant maintenant sur le cafetier dans un mouvement circulaire de lame comme pour l’égorger. Mais le cafetier esquive l’assaut en baissant la tête évitant ainsi un coup assurément mortel.
Gasser, comme saisi d’une rage meurtrière inextinguible, plante maintenant son couteau sur tout ce qui l’entoure, dans l’épaule droite de Charles Mallet – 24 ans – enfant du pays et ouvrier agricole puis dans le thorax de Fernand Grillet lui aussi natif d’Aiserey qui gît maintenant au sol dans une mare de sang. Face à ce déferlement de violence assassine, tous ont reflué vers le café dont la patronne a verrouillé la porte. C’est à grands coups de pied et d’épaule que Gasser tente de poursuivre son carnage, mais la porte tient bon.
Durant plus d’une demi-heure, il alternera assauts furieux et comportements provocants, sifflotant en faisant les cent pas, exhibant son coutelas. Il faudra l’intervention des autres vanniers (2) pour l’arracher du lieu. Maintenant, c’est le Dr. Mauvais de Brazey-en-Plaine qui se penche sur le corps du blessé. De la plaie béante, s’échappe encore une sanie sanguinolente. Le poumon semble être touché et son diagnostic est réservé. Evacué sur l’hôpital de Dijon, le jeune homme décédera le lendemain midi.
Charles Mallet, lui, s’en tirera avec douze points de suture et la peur de sa vie ! Cependant, la soirée ne se termine pas là. On ne va certainement pas en rester là avec ces « pouilleux de vanniers ». Dans le tohu-bohu du café où s’échauffent les esprits, on entend çà et là des imprécations vengeresses. Parmi les voix qui tonnent plus fort que les autres, celles de Edouard Goilllot – 42 ans -, de Georges Moissenet – 24 ans – et de Maurice Roger – 21 ans – tous manœuvriers à Aiserey.
L’escalade de la violence
On ne va pas attendre les gendarmes pour aller régler leur compte à ces « rastaquouères » (3). Et on ne va pas partir les mains vides. Goillot se saisit d’une queue de billard, Moissenet d’une longue trique en osier tandis que Roger avise dans un coin un piquet de châtaigner. La petite troupe sera conduite par le frère de la victime, Maxime Grillet qui lui a déjà son fusil en mains.
Trouver les vanniers n’est pas difficile car tous savent que depuis une quinzaine de jours, ils travaillent pour le compte du maire, propriétaire terrien, monsieur Verchère. Il ne leur faut que quelques minutes avant de pénétrer dans la propriété de ce dernier. Comme tous les ouvriers saisonniers, c’est dans le fenil que dorment les deux frères Gasser, Louis et Jacques. Couchés côte à côte et recouverts d’une simple couverture de cheval, ils sont cueillis dans leur premier sommeil. Une avalanche de coups s’abat alors sur eux. Louis arrive néanmoins à se dresser et à faire front à ses agresseurs.
Il se met en quart prêt à en découdre. Mais les coups redoublent et le jettent au sol. La correction aurait pu s’arrêter là mais le trio s’acharne. La vengeance ne s’assouvit pas aussi rapidement. Jacques, le cadet amateur de couteau, a eu le temps de se cacher derrière des meules de paille et ne reçoit qu’un faible compté d’horions. Il voit, impuissant, son aîné ployer sous la violence des coups redoublés. Le crâne défoncé, la tête en sang, il s’affaisse pantelant. Il a cessé de râler et ne bouge plus. Ce silence soudain va mettre un terme à la curée. Les assaillants se rendent-ils compte qu’ils viennent de commettre l’irréparable ?
L’enquête établira que les premiers coups furent portés par Goillot avec sa queue de billard tenue par le petit bout. La queue s’étant brisée, il arrachera des mains de Roger le piquet de châtaignier pour poursuivre la punition. Tandis que le trio des vengeurs s’en retourne chez lui, Maxime Grillet lui, va attendre l’arrivée des gendarmes entre temps prévenus de l’expédition. Resté en bas pour faire le guet, il n’a pas porté de coups et, horrifié par la tournure des événements, mettra un terme à la punition, évidemment trop tard.
Le procès : plaidoiries et verdict
Arrêtés, seuls Jacques Gasser et Edouard Goillot seront écroués par le juge d’instruction Gagneur tandis que Moissenet et Roger seront laissés en liberté provisoire sous contrôle judiciaire. Le procès en cour d’assises s’ouvre le 2 août 1929. Pour le chroniqueur judicaire du Bien Public, Jacques Gasser « grand diable sec comme un coup de trique, des yeux fixes, noirs comme une paire d’olives, faciès d’outlaw » ne prédispose pas à la sympathie. Evidemment, sa jeunesse ne fut pas heureuse. Son père meurt quand il a huit ans et sa mère se suicide peu après. Il sera élevé sans amour à coup de trique par un oncle maternel. Ne sachant ni lire ni écrire, il restera un être frustre bien que courageux. Durant les débats, seule l’évocation de son frère aîné le secouera de larmes. Jacques Gasser reconnaît les faits et ne tente pas de les minimiser.
Toutefois, il déclare avoir été froissé par le geste de la cafetière qui a jeté son verre par terre. Une humiliation pour cet homme fier « sorti sous la menace du tenancier, ce qui m’a surexcité » dira-t-il au cours des débats. Quant aux « justiciers », ils font « profil bas », répondant avec contrition à toutes les questions du président. Ils voulaient simplement « corriger » les frères Gasser et « à aucun moment, n’ont souhaité les tuer ».
Mais ces tristes évocations n’émouvront pas l’avocat général Durand qui d’emblée, va annoncer qu’il requerra la peine capitale car « la faiblesse des cours d’assises est la cause principale de l’explosion de la criminalité depuis une vingtaine d’années…/… si elle veut se prémunir de l’heure du lion, la société doit se montrer sans faiblesse » (4) Il réclamera effectivement la peine de mort pour Gasser tout en indiquant aux jurés le moyen pour qu’elle ne soit pas exécutée (5).
Pour Goillot, il retient la préméditation mais ne s’opposera pas aux circonstances atténuantes et à une peine assortie du sursis. Pour Moissenet et Roger, « une peine de principe destinée – dira-t-il – à dissuader les candidats justiciers ». Pour maître Rougé, du barreau dijonnais, qui défend Gasser, une telle différence de traitement est insupportable. Evidemment, il n’en disconvient pas, il y a d’un côté « un vannier vagabond déjà condamné, de l’autre, trois braves garçons estimés de tous dans le village ». Mais, martèle t-il avec conviction, « il y a une unité de temps et de lieu pour ces deux drames…/… de part et d’autre, il n’y eût aucune préméditation, seulement un enchaînement dramatique porté par des passions exacerbées ».
Pour l’avocat, la qualification du dossier ne convient pas. Il ne s’agit pas d’un meurtre mais « de coups et blessures ayant entrainé la mort sans intention de la donner », gestes regrettables aggravés par un état d’ivresse. Il exhorte les jurés à se prononcer « sans idée préconçue, sans haine et sans crainte de la vérité ». Une plaidoirie ponctuée par une salve d’applaudissements et de cris qui se poursuit malgré les avertissements du président qui fera expulser les vociférants. Quand Gaston Gérard, l’avocat des trois villageois se lève, il va d’emblée donner le ton de sa plaidoirie en stigmatisant « cette catégorie d’individus « qui sème la terreur dans les villages » faisant sans la nommer, tomber la suspicion de la différence sur Gasser et ses origines en rien bourguignonnes.
Mais l’avocat n’a pas le temps de poursuivre son propos quand des coups furieux et des cris de ceux qui ont été expulsés viennent interrompre les débats. Il faudra l’énergique intervention des gendarmes pour ramener le calme dans la salle, et tenir les perturbateurs à distance. « Mes clients – poursuit enfin maître Gérard – ont obéi à un réflexe de cœur. Il dit comprendre « mais avec les réserves qui s’imposent, la loi de Lynch »…/…Ils se sont pris pour une milice populaire portée par toute la population. Personne, dans le café Petitot, n’a tenté de dissuader les trois garçons, de retenir les bras qui se voulaient vengeurs ».
Le célèbre avocat réclame donc sans surprise, l’acquittement des trois hommes « qui ont déjà subi une longue détention provisoire ». Après quarante minutes de délibération, les jurés reviendront avec des réponses négatives aux vingt questions posées… Pour Goillot, Moissenet et Roger c’est donc un acquittement accueilli par la salle par des applaudissements qui rendront inaudible la sanction prononcée pour Jacques Gasser, condamné lui, à six années de réclusion criminelle et à dix ans d’interdiction de séjour dans le département. Un jugement qui, aujourd’hui susciterait bien des commentaires !
Jean-Michel Armand
(1) « Nomades » est le terme générique désignant à cette époque ceux qu’on nomme aujourd’hui « les gens du voyage ». Dans la région, dans ces années 1920/1930, il s’agissait principalement de roms ou de yéniches.
(2) Autre nom donné aux yéniches, groupe venus d’Alsace et parlant le rotwelsch.
(3) Terme péjoratif très utilisé ans les années 20/30 pour désigner un individu de type latin étalant un luxe vulgaire et dont les moyens d’existence sont tenus pour suspects.
(4) La statistique criminelle établissait qu’à cette même période, la criminalité n’avait jamais été aussi basse depuis les années 1880/90.
(5) Les jurés avaient la possibilité de solliciter la grâce du condamné auprès du président de la République.