Jusqu’à aujourd’hui, et après plusieurs millénaires d’expérience, l’humanité n’a rien trouvé de mieux que le vote pour éviter, autant que possible, de se chicaner pour un oui ou pour un non. Le vote, l’élection, le fait majoritaire, c’est assurément la meilleure martingale pour permettre à des êtres humains naturellement susceptibles, batailleurs, querelleurs et égocentriques d’avancer ensemble dans un climat le plus constructif et apaisé possible. Le bulletin de vote et les débats plutôt que le sang et les larmes.
Le dispositif est extrêmement simple. On vote pour élire ses représentants, qu’ils soient politiques ou syndicaux. Ensuite, tout coule de source. Ceux qui ont gagné le scrutin mettent en place -ou essaient de mettre en place- le programme pour lequel ils ont été élus. Dans leur assemblée ou dans leur entreprise. Quant à ceux qui ont perdu, ils ont… perdu ! Ce qui signifie qu’ils n’ont malheureusement pas réussi à convaincre le plus grand nombre. Ils n’ont donc pas d’autre choix que de respecter le fait majoritaire, s’inscrire dans une opposition et préparer le coup d’après. Dans l’objectif de devenir, à leur tour, majoritaires.
Ça s’appelle la démocratie. Un concept et un mot dont l’étymologie nous vient du grec « demos », le peuple, et « kratein », gouverner, commander. En gros, le pouvoir appartient au peuple. Bref, un système politique qui permet à ceux qui le pratiquent de vivre ensemble et de cohabiter dans la paix, l’intérêt général, la concorde et la bonne humeur.
Pourtant, depuis quelques années, la démocratie bat de l’aile un peu partout dans le monde. Et pas seulement en Russie, en Corée du Nord, en Chine, en Iran ou en Afghanistan, tous ces pays où les dirigeants n’ont qu’une conception toute relative et étriquée de la souveraineté populaire. Les Etats-Unis sont touchés. Le Brésil également. Et la France n’est pas épargnée.
Aux Etats-Unis, c’est l’élection de Joe Biden et la défaite de Donald Trump qui ont initié ce phénomène nouveau. En 2020, la victoire du candidat démocrate à l’élection présidentielle a été carrément remise en cause par le président républicain. A tel point qu’on n’est pas passé loin de la méga tuile. Ni plus ni moins qu’un coup d’état !
La démocratie américaine aurait brutalement pu basculer du mauvais côté quand les partisans de Trump sont partis à l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021, pour contester dans la violence le résultat de l’élection. Chauds comme la braise, excités par leur mentor, lequel ne perd jamais -encore aujourd’hui- une occasion de nier l’évidence et d’hurler au complot, les trumpistes purs et durs étaient prêts à buter quiconque se mettraient en travers de leur chemin. Si la catastrophe a été évitée de justesse et que l’élection de Biden a finalement été entérinée malgré le bruit et la fureur, la démocratie américaine demeure à ce jour très fragile.
Deux ans après cet épisode tragique, des millions d’électeurs américains du Grand Old Party sont encore persuadés qu’on leur a volé l’élection présidentielle. On a beau leur présenter tous les éléments objectifs, tous les témoignages et tous les documents possibles, rien ne peut entamer leur certitude que leur champion s’est fait flouer.
Et les midterms, les élections de mi-mandat du 8 novembre, s’inscrivent, dans certains Etats, dans une ambiance quasi insurrectionnelle. Ce qui ne manque pas d’inquiéter les observateurs politiques américains dans la perspective du scrutin présidentiel de 2024. Un scrutin pour lequel Trump paraît bien décidé à prendre sa revanche.
Au Brésil aussi, la démocratie est apparue bien fragile après la victoire, dimanche 30 octobre, de Luiz Inacio Lula Da Silva à l’élection présidentielle. Le très trumpiste président sortant d’extrême-droite, Jair Bolsonaro, a en effet attendu près de 48 heures pour admettre sa défaite, du bout des lèvres, et engager le processus de transition. Deux jours pendant lesquels ses partisans sont descendus dans la rue et ont manifesté, contestant violemment le résultat du scrutin. Leur objectif ? Ni plus ni moins que bloquer le pays pour forcer l’armée à intervenir et à organiser d’autres élections.
Et la France ? On n’en est pas encore à ce niveau. Pourtant, quelques épisodes, ici et là, mettent en évidence une situation plus tendue qu’à l’accoutumée.
Il y a d’abord eu la séquence électorale du printemps dernier, avec la présidentielle suivie par les législatives. La victoire de Macron, très large à la présidentielle -58,55% au deuxième tour-, très relative aux législatives -250 sièges alors qu’il en faut 289 pour avoir la majorité absolue- est contestée depuis des mois par les membres les plus radicaux de la NUPES. Jean-Luc Mélenchon et ses apôtres ne perdent pas une occasion de dénoncer l’illégitimité de Macron et d’appeler à la mobilisation des Français dans la rue pour infirmer le résultat des urnes.
C’est ce qu’on appelle, dans toutes les cours d’école de France et de Navarre, des mauvais perdants. Ils ont perdu toutes les élections. Ils perdent tous les votes à l’Assemblée nationale. Ils sont largement minoritaires. Mais ils contestent et refusent systématiquement les résultats, en appelant à la révolution citoyenne et en surjouant la vindicte populaire.
Même cas de figure pour les écolos radicaux qui manifestent depuis quelques jours contre la création de retenues d’eau à Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres. Le projet a fait l’objet d’études poussées et de débats. Il a été approuvé par l’Etat et voté par les élus locaux. Pourtant, certains députés et militants écologistes radicaux n’hésitent pas à user de violences pour tenter de faire capoter le projet. Aux résultats de procédures administratives et de votes légitimes, ils répondent en balançant mortiers et boules de pétanques sur les forces de l’ordre.
Enfin, et c’est une nouveauté, certaines entreprises sont désormais touchées par ce phénomène. Par exemple, Total. Dans le conflit des carburants qui a agité le pays ces dernières semaines, la CGT était en première ligne. Pourtant, un accord salarial avait été signé par les syndicats majoritaires, dans le respect du droit du travail et du dialogue social. Ce qui aurait dû mettre un terme immédiat à la grève. Pas pour la CGT qui, bien que minoritaire, a usé de son pouvoir de nuisance. Une minorité pour un emmerdement maximal.
Alors, vous imaginez bien qu’à mon âge avancé, j’en ai déjà vu d’autres. Des apprentis sorciers devenus dictateurs patentés. Mais, même si ces soubresauts un peu partout dans le monde et ces remises en cause de plus en plus fréquentes des résultats d’élections n’annoncent pas forcément le grand soir, ils sont inquiétants et symptomatiques d’une société qui ne va pas bien.
Surtout, ils montrent que la démocratie est un concept éminemment fragile, qu’il convient de bichonner et de respecter. Pour éviter que des Trump ou Bolsonaro reviennent au pouvoir. Ou pour éviter que des Mélenchon ou Le Pen accèdent un jour à l’Elysée.
Jeanne Vernay