Voilà un livre qui explique avec un ton très accessible en quoi la distance est devenue une nouvelle valeur cardinale portée par la nécessité de se protéger et l'obligation de juguler la circulation d'un virus. Son auteur, Pascal Lardellier (1), y dépasse les dérangements du temps présent pour élever le regard sur les bouleversements que connaissent nos relations sociales aujourd'hui.
Dijon l'Hebdo : En quoi la pandémie aura-t-elle déclenché une crise de la distance ?
Pascal Lardellier : « Force est de reconnaître que nous étions dans une société de communication qui avait pour valeurs cardinales la convivialité, la proximité, l'ouverture, le nomadisme... Et il est vrai qu'on peut considérer que le covid a complètement battu en brèche ces notions qui étaient pour nous, jusqu'alors, des évidences. Là où il y avait cette proximité, cette confiance, par la force des choses, nous avons été obligé, pour des raisons sanitaires évidentes, de prendre une distance. Distance qui nous a souvent été imposée par tout un dispositif de distanciation et de gestes barrière. C'est notre logiciel social dans son ensemble qui s'est retrouvé reconfiguré. La distance s'est imposée à tous les niveaux de la société, régissant nos mouvements et nos déplacements, impactant nos relations, redessinant les lieux publics. Elle est un nouvel évangile social, édictant sa litanie de règles sanitaires, fondant son credo sur un arsenal contraignant ».
DLH : Distance est donc devenue synonyme de défiance ?
P. L : « C'est vrai qu'un nouveau paradigme social s'est imposé avec la distance et la suspicion. J'ai coutume de dire que, finalement, toutes choses égales par ailleurs, le covid aura été aux relations ce que le sida aura été à l'amour dans les années 80. C'est à dire la perte de l'insouciance avec l'autre, potentiellement contaminant, voire aussi non vacciné. Pour certains, cela a même pris une tournure obsessionnelle. On effleurait, on touchait, on étreignait spontanément et, d'un coup, ce n'est plus guère possible.
Depuis le début de la pandémie, nos horizons se sont drastiquement rétrécis. La distance, qui auparavant renvoyait aux voyages, s'est inversée symboliquement. Elle a été ramenée du lointain à notre environnement le plus immédiat, à considérer avec présent à l'esprit le sacro-saint mètre à respecter. Et la distance à laquelle il faut désormais se conformer est une blessure narcissique imposée à un modèle de société fondée sur la consommation, la communication et la circulation »
DLH : Comment faire société à l'ère de la suspicion généralisée ?
P. L : « Il faut retrouver le sens du contact. Il faut ré-initier, dans certains contextes, la possibilité d'être présent à l'autre, d'être proche d'autrui... d'être en confiance et en proximité. Je pense, par exemple, que les rites familiaux, les rites d'entreprise, les rites associatifs sont des moments durant lesquels la méfiance est suspendue. Parce qu'un pacte de confiance nous lie véritablement.
DLH : Et la confiance, vous la mettez au cœur du pacte social ? Un pacte dont on a trop peu parlé pendant cette élection présidentielle, relégué loin derrière le pouvoir d'achat, le prix de l'essence et des énergies, l'âge de la retraite...
P. L : « On peut regretter au terme de cette campagne pour élection présidentielle que le lien social, les valeurs, les contextes, les occasions, les rites qui nous lient aient été relégués. Pourtant, faire société, c'est être avec les autres, les uns à côté des autres et non pas les uns loin des autres ou en face des autres. C'est une question politique absolument fondamentale. Et être ensemble à l'heure de la distanciation, c'est presque un paradoxe voire même un oxymore. C'est peut-être la plus grande gageure du chef de l'Etat d'arriver à faire du lien pour que nous ne soyons pas étranger les uns aux autres. Du lien jusque là distendu, abîmé par la crise sanitaire.
La voie des rites peut être utile, dans cette société fragmentée, satellisée. Car le rite est le lieu des liens. Il est ce qui, selon la belle formule de Régis Debray dans son livre « noue le Nous ». Or, les rites, avant d'être de grands-messes solennelles et intimidantes, sont ce creuset symbolique qui nous lie à nos semblables, via la fine résille des civilités. Celles-ci permettent de dire à nos semblables la considération qu'on leur porte, l'attention qu'on leur prête et la confiance qu'on leur accorde ».
DLH : A l'ère du « sans contact » qui se profile, la distance n'a plus rien de surprenant ?
P. L : « Effectivement, la distance est un paradigme dominant qui s'impose de plus en plus. Dans le paiement, par exemple. On voit l'avènement des bornes, des QR codes. Et, de plus en plus, pour entrer dans un lieu, il faut montrer « patte blanche ». Dans une société que l'on croyait ouverte, jamais il n'y a eu autant de frontières, de murs, de bornes et de passes. C'est un signe des temps qui est douloureux quand on en prend la pleine mesure ».
DLH : Pensez-vous qu'un jour on retrouvera enfin la traditionnelle bise qu'on fait tous les matins au bureau ?
P. L : « Effectivement, on pourrait parler de plaisirs démodés pour paraphraser Charles Aznavour. Il est vrai que bises, poignées de mains, étreintes fraternelles ou confraternelles ont été mises en veilleuse par la force des choses. Tout doucement, timidement, la poignée de mains revient. La bise pourra revenir entre personnes de bonne volonté, c'est dire d'accord pour être dans ce cercle de confiance et de proximité sensorielle et tactile. Néanmoins, je pense que ce sont des pratiques qui, sous les assauts des politiques sanitaires, de l'hygiénisation de nos sociétés et de l'américanisation aussi, seront de plus en plus sujettes à négociation. Là où la bise était naturelle et spontanée, elle marquera désormais un vrai pacte de confiance avec les personnes qui l'échangeront ».
Propos recueillis par Jean-Louis Pierre
- Pascal Lardellier est professeur en communication à l'Université de Bourgogne. Depuis 25 ans, il explore les rites, l'univers du sensible et celui des imaginaires. Ses travaux interrogent les nouvelles formes du lien social et de la culture et le statut des relations, notamment amoureuses, dans les réseaux numériques. Il est l'auteur d'une dizaine d'ouvrages sur ces questions.