Maigret

Policier français de Patrice Leconte, d’après Simenon, avec Gérard Depardieu, Jade Labeste, Mélanie Bernier, Aurore Clément, André Wilms et Elisabeth Bourgine.

Maigret (Gérard Depardieu) enquête sur la mort d’une jeune fille. Rien ne permet de l’identifier, personne ne semble l’avoir connue, ni se souvenir d’elle. Il rencontre une délinquante Betty (Jade Labeste), qui ressemble étrangement à la victime, et réveille en lui le souvenir d’une autre disparition, plus ancienne et plus intime…

Leconte juste et inattendu

En 1989, Patrice Leconte nous surprenait avec MONSIEUR HIRE, adaptation des Fiançailles de M. Hire de Georges Simenon, qui avait déjà donné lieu à la Libération à l’excellent PANIQUE de Julien Duvivier avec Michel Simon et Viviane Romance. Michel Blanc et Sandrine Bonnaire y tenaient les rôles principaux, et André Wilms (également à l’affiche de ce Maigret) celui de l’inspecteur de police. À l’époque, Leconte était surtout (re)connu comme le réalisateur à succès des BRONZÉS (1978, 1979) et des SPÉCIALISTES (1985), mais il avait déjà amorcé son virage avec l’accompli TANDEM (1987).

« Je connaissais Panique de Julien Duvivier, l’un de mes cinéastes préférés, sans savoir qu’il s’agissait d’une adaptation des Fiançailles de M. Hire. Pour m’amuser et un peu par provocation –, je disais que j’aimerais tourner un remake de Panique. Mais après Tandem, le producteur Philippe Carcassonne m’a signalé que je n’étais pas obligé de faire un remake, mais une nouvelle adaptation ! Je suis tombé des nues car je ne savais pas qu’il s’agissait d’un Simenon, et, bien entendu, je me suis précipité sur le livre ! »

Point de superflu dans les descriptions de Simenon, génie du polar, qu’André Gide considérait comme «le plus grand romancier, vraiment romancier, de notre temps». Quant à Maigret, les plus grands acteurs ont porté son lourd pardessus et ont fumé sa pipe : Harry Baur, Michel Simon, Charles Laughton ou encore dernièrement Bruno Cremer. Patrice Leconte rappelle que pour l’incarner à la perfection, il faut apprendre à respecter ses silences. Depardieu se montre remarquable de sobriété, magnifié par le sens du cadrage du réalisateur qui parvient à sublimer la solitude du personnage, avec justesse, sensibilité et intelligence.

Le romanesque de la nature humaine

Maigret n’avait pas été vu au cinéma depuis 1959, avec Jean Gabin dans le rôle titre pour résoudre l’affaire Saint-Fiacre, et Jean Delannoy à la réalisation. La place grandissante des plateformes de streaming est venue brouiller les frontières entre grands et petits écrans, et c’est tout naturellement que Maigret retrouve aujourd’hui sa place dans les cinémas de quartier et multiplexes.

Pour Jacques Santamaria, grand spécialiste de Simenon et Maupassant, «chez ce grand écrivain belge, l’épaisseur psychologique explique l’action. Le romancier écrit comme Maigret enquête. Au départ, le commissaire Maigret ne sait pas. Il est là à renifler. Il marche lentement, il scrute les visages. Il sent, il hume, il regarde la façade d’une maison, le parfum alentour, l’atmosphère d’une rue, l’humidité d’un mur. Ces gouttes d’eau, il les reconnecte entre elles. Il suit ces filets d’eau qui ruissellent, et qui forment un chemin remontant à la source. La source, c’est le roman. C’est de cette manière que Simenon écrit, comme Maigret enquête. Ce qui l’intéresse, ce sont les personnages, leur vie, leur passé, leurs failles. Cela crée des profils psychologiques. Aujourd’hui, on vit sous la terreur de l’immédiateté. La lenteur des romans de Simenon, ce n’est même pas ringard, c’est… martien! Mais on oublie seulement une chose: c’est que Simenon écrit à hauteur d’homme. Ce n’est pas technologique, ce n’est pas virtuel. Il n’y a pas d’intelligence artificielle… Dans les romans de Simenon, on ne sort pas de l’humain. Tout procède de l’humain et tout y retourne. Simenon et Maigret disposent d’un grand luxe : ils peuvent prendre leur temps. Au fond, la seule pâte romanesque de Simenon, c’est la nature humaine. Ceux qui jugent son œuvre ringarde n’ont rien compris. »

Une affaire de style

Ce qui a plu d’emblée à Leconte, c’est l’écriture quasi cinématographique de Simenon : il met en scène des gens normaux, des gens a priori sans histoire, mais qui se révèlent avoir une histoire, eux aussi. Les atmosphères, les lieux, les sentiments, les troubles, et ce « casting » souvent bouleversant emportent, et touchent durablement. Dans les Maigret, l’intrigue policière passe un peu au second plan et permet de décrire un univers, de mettre en place des personnages, de camper un quartier. Dans cet opus tiré de Maigret et la jeune morte (1954), outre le goût de l’auteur pour l’exploration d’univers différents, on y trouve une richesse émotionnelle inédite : Maigret ne part pas tant à la recherche de l’assassin que de cette jeune fille lardée de coups de couteau que personne ne semble connaître.

Le film est très stylisé dans la mise en scène, la lumière et la photographie d’Yves Angelo, les accessoires, les costumes, avec des partis-pris de cadre et d’éclairage assez forts, la musique. Dans ce milieu bourgeois très fortuné, Maigret dérange. Son côté anticonformiste et irrespectueux donne beaucoup de valeur au personnage et relègue les bourgeois à une classe qu’on n’a pas besoin de considérer plus que cela. De même, quand Maigret s’entretient avec son supérieur hiérarchique, il n’ôte ni son manteau, ni son chapeau, comme s’il était simplement de passage, tout en faisant semblant de vouloir fumer la pipe.

À la bande originale, Bruno Coulais livre une partition climatique qui marque l’entêtement du personnage dans son enquête. Quand Leconte lui parle d’ «une musique qui rôde au-dessus du sol comme une brume un peu étrange », ou d’ «une musique qui plane au-dessus de nos têtes », Coulais parvient à écrire une partition atmosphérique. La musique dans le film a un côté un peu obsessionnel car, pour Maigret, le film est la quête de l’identité de cette jeune fille morte. Il y a quelque chose de calme et d’entêté chez Maigret : la musique participe de cette obstination. Une allusion émue de qui était cette jeune morte – une musique plus légère qui accompagne le souvenir éventuel de la défunte. Et malgré cette évocation émouvante, malgré le spleen, le film de Patrice Leconte ne manque pas d’humour. Ni de style d’ailleurs : une belle réussite pour le retour au cinéma du plus célèbre des commissaires.

Raphaël Moretto