La cinématographie italienne a été selon moi, dans les années 1960/70, la plus remarquable du monde. Par l’ampleur de la production d’abord, eu égard aux dimensions et à la population du pays. Par sa variété et sa qualité ensuite car elle couvrait tous les registres du cinéma, depuis les films de série B, depuis ses innombrables péplums, policiers, films d’horreur jusqu’aux multiples films d’auteur qui connaissaient non seulement le succès critique mais aussi, souvent, un immense succès populaire. Combien de cinématographies, quelle que soit l’époque, peuvent se targuer d’aligner autant de noms de réalisateurs prestigieux : Federico Fellini, Roberto Rossellini, Vittorio de Sica, Pier Paolo Pasolini, Sergio Leone, Michelangelo Antonioni, Ettore Scola, Dino Risi, Luchino Visconti ?
Sous l’impact de l’ultra-libéralisme et de politicards délétères tel Silvio Berlusconi, cette production cinématographique s’est affaiblie, mais elle nous réserve encore de bien belles séances, aujourd’hui, grâce à des Roberto Benigni, Giuseppe Tornatore ou Nanni Moretti.
Les frères Paolo et Vittorio Taviani font avec leur cinéma à quatre mains et leur production distillée dans le temps, le lien entre les années 1960/70 et l’orée du XXIème siècle. Lecteurs de Marx, ils explorent dans leurs œuvres (« Allonsanfan », « Padre Padrone », « La Nuit de San Lorenzo », « Kaos »…) les rapports entre l’Histoire collective et les destinées individuelles – et l’influence sur ces destinées des réalités socio-économiques ainsi que des idéologies, des visions du monde, des représentations.
Lors de la première séquence, nous voyons une famille dans l’habitacle obscur d’une voiture traversant un tunnel. Le père, Luigi Benedetti, est un italien qui a passé l’essentiel de sa vie en France. Il vient visiter son père qu’il n’a pas vu depuis longtemps et qui habite une grande ferme isolée non loin de Florence. Il est accompagné de son épouse française et de leurs deux enfants, un garçonnet, Emilio, et une petite fille, Simona. Emergeant de sa somnolence, le garçon demande : « Quelle est cette lumière au bout du tunnel ? » ; et le père répond : « C’est la Toscane. » Ce lieu apparaît alors comme celui de toutes les révélations.
Et de fait, Luigi va révéler aux deux petits le passé de leur famille marquée par les convulsions de la grande Histoire. Les enfants sont inquiets car, dans l’hôtel où ils ont passé la nuit, ils ont surpris une conversation entre des employées selon lesquelles leur famille serait souillée par le crime, au point que dans la région on les appellerait plutôt les « Maledetti » (les « Maudits ») que les Benedetti (les « Bénis »). Luigi raconte alors à ses enfants l’histoire de cette famille, d’abord bénie, puis maudite à cause de l’or. Mais Luigi précise qu’il ne croit pas à ce qu’il considère comme des balivernes, comme une simple légende. Pourtant, dira plus tard son propre père : « Les légendes ne sont pas des légendes. Les légendes sont vraies. » Car elles énoncent la signification profonde des événements historiques.
Alors, la légende des Benedetti commencerait en 1797 quand les troupes de Bonaparte traversent la Toscane. Un jeune lieutenant français, Jean, est responsable d’un coffre rempli de pièces d’or, la solde de l’armée républicaine. Jean apparaît comme un personnage lumineux, idéaliste qui « incarne les rêves de la Révolution française : l’amour, l’amitié, l’avenir. » Bientôt Jean fait la rencontre d’une jeune fille, Elisabetta Benedetti. Le coup de foudre est immédiat et les deux amants s’unissent dans la forêt. Mais bien sûr Jean a relâché sa surveillance du trésor dont il a la garde et le frère d’Elisabetta en profite pour le dérober. En tant que responsable, le jeune lieutenant est passé par les armes le lendemain à l’aube. Son amante d’un jour mourra en couches neuf mois plus tard en mettant au monde leur enfant. Et les Benedetti deviendront, grâce à leur immense fortune mal acquise, les maîtres de la région.
De génération en génération, le schéma de la tragédie va se répéter jusqu’à ce que, en 1945, lors d’un bombardement, le père de Luigi ne perde la femme qu’il aime, une jeune résistante idéaliste comme Jean – et la mère de Luigi. Dernière ironie de la fatalité : le vieil homme mourra juste dans la nuit qui suit la venue de sa descendance.
A la fin du film, tandis que la voiture poursuit son voyage de retour vers la France, Emilio rêve de trésors en serrant dans sa main une pièce d’or imaginaire alors que Simona trace avec son doigt sur la vitre embuée le mot fiorile – fiorile qui renvoie au mois printanier de floréal du calendrier républicain français et qui était aussi le surnom que Jean donnait à Elisabetta, la belle Toscane. En leur innocence, les enfants reproduisent le conflit fondamental de la famille écartelée entre cupidité, fascination morbide de l’or et aspiration vers l’idéal, la liberté, l’amour…
Références : « Fiorile », Italie, 1993
Photographie en couleur de Giuseppe Lanci
Edité en DVD dans la collection « Les Grands Classiques du Cinéma Italien »