Le Covid aura entraîné une remise en question radicale de notre rapport au monde et déjà à notre environnement. Il y a eu les conséquences directes, celles auxquelles la distanciation sociale et tous les dispositifs de contrôle et de contrainte donnent une réalité tangible. Tout cela se manifeste par un arraisonnement comportemental soudain pesant. Respecter les distances, réajuster son masque, cela on connait désormais, c’est intégré. Et puis il y a des choses imperceptibles, qui resteront comme une expérience intérieure du Covid, ancrée au cœur de la perception sensible de la réalité. Ainsi en va-t-il du rapport au temps et à l’espace. Alors que l’espace s’est rétréci comme peau de chagrin, le temps a semblé s’étirer, se dilater. Nous étions astreints à arpenter un périmètre réduit autour de notre domicile pendant les confinements. Le temps, lui, s’écoulait de manière uniforme. Nous avons tous, à un moment, perdu le rapport à l’horloge et au calendrier, notamment lors du premier confinement. « Quel jour sommes-nous ? », alors que l’impression était celle d’un perpétuel dimanche. Et après de trop longues heures devant des écrans, « quelle heure est-il ? », alors la journée filait et que la vie en Zoom nous faisait vivre « hors-sol ». On se souvient aussi de ces soirées tellement calmes dans les villes ordinairement bruyantes. Et des nuits silencieuses, quand d’habitude, murmure au loin la noria vrombissante des livreurs en deux-roues, des couche-tard croisant les lève-tôt.
C’est donc notre géographie intérieure qui s’est trouvée reconfigurée en profondeur, géographie entendue comme rapport à l’environnement spatial et urbain, aux déplacements et aux voyages, aussi. Tout cela est empreint de perceptions transformées, de sensations modifiées, et de symboles mettant des images et un « vécu » sur tout cela.
A ce titre, une étonnante translation s’est opérée depuis le début de la crise covidienne. Alors que les terrasses, hauts lieux de sociabilité, de plaisir et de mise en scène de soi étaient soudain remisées, c’est aux balcons que se joua un épisode marquant de la séquence épidémique.
Les terrasses, qui ont rouvert il y a peu, ont été pendant de longs mois inaccessibles, nous imposant par la force des choses une profonde frustration. La plus belle des scènes sociales, sur laquelle nous sommes tout à la fois acteurs et spectateurs, étaient soudain inaccessible, interdite. Des petits théâtres urbains donc, par nature ouvertes : à la conversation, au rêve, à la lecture, aux regards. On y joue des rôles, on y jouit aussi de l’instant, du paraître, et d’une parenthèse de liberté, comme une échappée belle dans le flot du quotidien. En clair, tout ce que le Covid a contrarié et même interdit. Soudain, une clôture nous était imposée, nous astreignant à nous reclure, à fuir la présence de semblables et leur regard même, quand la peur s’en mêlait. L’esprit de flânerie, la promiscuité légère ou enfiévrée, tout cela était suspendu, car possiblement dangereux.
Alors, les balcons ont pris le relais. Par rapport à la terrasse : une prise de hauteur, une individualisation, un nouveau lieu symbolique, faute de mieux. Les balcons du Covid n’en étaient souvent pas vraiment, mais c’est aux fenêtres, ou sur ces tout petits promontoires prolongeant à peine l’appartement que les citoyens ont inventé un nouveau rite : le soutien quotidien au personnel soignant, par les « applaudissements de 20 heures ». La chose, virale, s’est répandue comme une trainée de poudre, clameur populaire digne, réglée, largement relayé par les médias qui ouvraient ou fermaient leurs « JT » par la bande-son de cet hommage quotidien. Reprenant le format des tintamarres d’antan, qui dans l’esprit, tentaient de chasser les mauvais esprits (le virus donc ?), ou de l’acclamation (romaine) ayant valeur politique, il s’est agi de soutenir et de remercier le peuple médical, en première ligne de la « guerre du Covid ». L’impression était irréelle et puissante certains soirs, à entendre ce ressac sonore qui parcourait le pays, montant des balcons pour emplir les villes de son crépitement en écho. Les corps individuels, contraints et séparés, redonnaient un sens et une voix au corps collectif citoyen. Tout cela a duré quelques semaines, faisant de nous des acteurs distants mais unis pour honorer la cause hospitalière. Et puis doucement, le rite s’est étiolé, pour s’arrêter lorsque le confinement a été levé. Lors du confinement de l’automne, les soignants firent savoir que ce qui leur importait, c’était « des moyens, pas des médailles ». Mais ceci est une autre histoire.
Au printemps 2021, la réouverture des terrasses a été perçue comme la meilleure nouvelle, le plus fort symbole, loin devant des décisions autrement plus importantes, d’un point de vue économique, social…. Prendre un verre dehors, au cœur de la ville ; s’offrir une déjeuner au soleil, retrouver des amis pour discuter ou juste regarder les passants, pour donner corps à la métaphore théâtrale chère à Erving Goffman. En tout cas, les petits plaisirs que nous offrent les terrasses colonisant les trottoirs et proliférant partout où elles peuvent étendre leurs tréteaux, signent le retour à la « vie normale » (et peut-être à la vraie vie). La vie de relations qui prennent corps dans un espace-temps sensible, délestées (pour combien de temps ?) de la gangue distanciatrice.
Pascal Lardellier
Professeur à l’Université de Bourgogne