Directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration et président de l’Institut européen en sciences des religions, Didier Leschi est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’islam et la laïcité notamment. Spécialiste des questions de l’immigration et de l’intégration, il a publié fin 2020, dans la collection « Tracts Gallimard » dirigée par Régis Debray, « Ce grand dérangement. L’immigration en face ». Il fait le point sur un sujet qui demeure toujours sensible.
DLH : Chaque journée qui passe nous en apporte la preuve : l’immigration est un sujet où les passions dominent. Quels sont les chiffres et les données objectives ?
Didier Leschi : « Avant de vous répondre, j’aimerais rappeler que depuis le milieu du
XIXe siècle la France est grand pays d’immigration. En 1930, notre taux d’immigration dépassait celui des Etats-Unis, 515 pour 10 000 habitants contre 492. Jusqu’aux années 80, la majorité des immigrés en France viennent d’Europe, c’est l’époque des Italiens,
des Portugais, des Espagnols. Aujourd’hui, la majorité des immigrés vient du Maghreb et
d’Afrique. Et de la demande d’asile. En 2019, avant la pandémie, ce sont plus de 177 000 personnes qui nous ont demandé l’asile, des Afghans, des nationalités de l’Est de l’Europe, d’Afrique francophone. Peu de Syriens. Il en résulte que plus des trois-quarts sont dé- boutés de leur demande. Aujourd’hui, entre 10 et 11 % de la population est immigrée. C’était 3 à 4 % il y a un siècle ».
DLH : Les tensions qui en résultent peuvent-elles mettre en cause le pacte républicain ?
D. L : « Les parcours d’intégration ne sont pas identiques. En ce sens, il y a des immigrations. Mais les arrivées étaient liées aux besoins de l’économie. C’est l’époque où l’on parlait de « travailleurs immigrés » et non de « migrants ». Nous sommes confrontés à l’arrivée de personnes qui viennent de pays dont les évolutions sont dominées par le refus plus ou moins virulent de ce qui caractérise nos modes de vie. Les écarts entre les sociétés d’émigration et d’immigration se durcissent. L’aire arabo-musulmane par exemple est dominée par le refus violent de la liberté de conscience, des minorités religieuses, linguistiques, sexuelles. Cela pèse sur la conscience, car chacun amène avec ses souliers sa culture ».
DLH : La machine à intégrer est « grippée » selon votre expression. Elle l’est en France mais l’Europe ne porte-t-elle pas aussi en ce domaine une responsabilité éminente ?
D. L : « L’Europe a certes bien des torts. En particulier de n’avoir pas su résister à la
volonté impériale de détruire des pays. On pense à l’Irak ou la Lybie et du chaos que
cela a engendré. Mais l’Europe n’est pas une forteresse, la diversité grandissante des populations l’atteste. Mais elle est aussi lieu au sein duquel a émergé un projet de liberté, d’autonomie individuelle et collective. Et même une capacité de critique et d’autocritique rares, où nous nous montrons capables de dénoncer le colonialisme, la traite des noirs, les génocides que nous avons pu commettre. Cela est à défendre ».
DLH : « Ce n’est pas trahir ses convictions humanistes que de faire le départ entre le réel et l’utopie ; ce n’est pas renoncer à ses idéaux que de prendre en compte ce qui est possible et ce qui ne l’est pas » écrivez-vous. Qu’est ce qui est possible ou pas actuellement ?
D. L : « D’abord, ne pas se laisser aller à la facilité. Ce n’est pas simple. L’immigration
n’est pas que volontaire. C’est aussi la faillite de ceux qui, depuis les indépendances dirigent des pays pourtant riches, amènent des jeunes, des femmes, des diplômés à partir, parfois au risque de leur vie. Mais considérer que les droits de l’homme devraient ouvrir un droit d’installation de tout un chacun où bon lui semble équivaudrait à étendre
les frontières de l’Europe au monde entier. Il n’est pas illégitime de s’interroger sur le fait que cela soit possible sans remettre en cause les droits sociaux et sociétaux, fruits
des luttes passées. Pendant plusieurs décennies notre modèle d’intégration a eu comme pierre angulaire le monde du travail, la fraternité des ateliers. Je crois qu’une des clefs de l’intégration demeure la relance de l’industrialisation du pays, la construction de logement, et le refus des idéologies qui visent à séparer les citoyens ou les travailleurs entre « musulmans » ou « racisés » et tous les autres. Adossées aux effets de la crise sociale que nous connaissons, ce sont des idéologies qui ne peuvent amener qu’à une guerre civile de basse intensité ».
Propos recueillis par Pierre P. Sutter