Il est coutumier d’entendre prononcer l’expression « Les couleurs, c’est la vie » ! Mais qu’entendre par là ? Telle est la modeste vocation de cette chronique qui se veut exploratoire, en cette période d’intériorisation, d’intériorité et de déconfinement, de ce registre ordinaire que sont les couleurs, leurs infinies nuances, leurs évocations émotionnelles, leurs ramifications symboliques, leurs traditions historiques, etc. Aujourd’hui, abordons le jaune.
En 1810, dans son célèbre Traité des couleurs, le philosophe et poète allemand Gœthe traçait un portrait qui demeure, deux siècles passés, très actuel : « Le jaune est une couleur agréable, douce et joyeuse, mais, placée dans l’ombre, elle devient vite déplaisante et le moindre mélange la rend sale, triste, laide et de peu d’intérêt ». Cette esquisse émotionnelle d’une des tonalités les plus ambigües de notre palette ordinaire, des plus paradoxales en ce qu’en elle se fixent autant de connotations de natures positives que de considérations orientées négativement, induit une origine symboliquement élevée.
En effet, il est une équation symbolique immémoriale, relevée prioritairement dans la culture occidentale – il en est tout autrement en orient et en extrême orient – qui associe de façon réversible les termes soleil et jaune. Avec, comme medium : lumière ! Cet ancestral héritage correspond à un statut particulièrement hiérarchique que jaune partage avec blanc : celui de la « pureté » !
L’un et l’autre ne peuvent admettre la moindre altération qui serait le résultat de la présence d’une autre couleur dans leur constitution, qu’elle soit physico-chimique par une matière colorante (pigment ou colorant), ou idéologique, engendrant un nuancement de leur aspect ! L’on retrouve d’ailleurs ce refus de « contamination » ou ce maintien d’une posture dominante, monopolistique, par l’usage du terme « dégradé », désignant spécifiquement cette altération. C’est d’ailleurs en cela que la locution « jaune foncé » est un non-sens absolu, du fait que de façon subliminale, le terme jaune induit luminosité, brillance, éclat…
Van Gogh et Verlaine
La composante lumineuse de jaune se traduit par une intensité élevée situant cette tonalité sur un sommet symbolique dont elle mutualise les valeurs avec une substance métallique également très valorisée. Pour nombre de langues, la proximité sémantique entre jaune et soleil, ou entre jaune et or, contribue à exhausser et valoriser les associations qui en font usage. Bien qu’étant amplement désaturé, c’est-à-dire offrant une image visuelle moins vive, moins intense, l’association, par exemple, jaune et blé, contribue à transférer vers ce puissant symbole végétal les valeurs solaires et aurifères, conférant aux plaines animées par les vents estivaux, lors des moissons, non pas l’image d’une mer ondulante, mais celle, captée par l’œil d’un Van Gogh, d’un paysage surréaliste sur lequel viendront se poser les vers des poètes.
Ainsi, Paul Verlaine évoquant
« Le soleil du matin doucement chauffe et dore
Les seigles et les blés tout humides encore,
Et l’azur a gardé sa fraîcheur de la nuit… »
(Le soleil du matin, 1870)
L’imaginaire lyrique qui se laisse inspiré par ces scènes bucoliques ne se lasse d’évoquer des sensuelles émotions, relayant les sensations visuelles, olfactives, auditives. Mais, avant d’être des céréales destinées à la consommation de notre pain quotidien, que seraient ces champs dorés et chauffés à la lumière solaire si chacune des plantes qui les composent n’avait été préalablement fécondée par ce petit insecte jaune, jaune et noir, producteur monopolistique d’un autre or, liquide celui-là ? Que dire de cette symphonique palette chromatique reliant la quasi-transparence à l’opacité la plus compacte, l’ambre le plus incandescence jusqu’à la blancheur d’un spermaceti, voire même de ces miels de miellats dont la noirceur, produite par la présence minérale, exhausse les saveurs et complémente les bénéfices ordinaires de ce don de la nature à ceux qui les absorbent ! Voilà comment, dans l’ordinaire, consommer symboliquement un produit à haute valeur ajoutée, issu des mondes chtoniens mais en totale résonnance avec l’astre solaire, comment faire que, selon le principe d’origine alchimique « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas… ».
Alors, en attendant qu’une petite balle jaune rebondisse sur la terre ocrée des courts de tennis, en patientant de contempler le spectacle chorégraphique des tournesols en leur quête de lumière, observons tout simplement le puissant rayonnement des pétales d’un simple pissenlit en laissant notre imaginaire s’en imprégner…
Philippe FAGOT
Arcenciologue
Photo : Isabelle Laraque