La société du « sans contact »

La tendance est profonde, est-elle irréversible ? Nous assistons en tout cas depuis quelques années (et la chose s’est accélérée avec la crise du covid) à l’instauration de la société du « sans contact ». « Gardez vos distances ! », « Ne me touchez pas ! » « Arrière ! » sont les nouvelles injonctions caractérisant l’air du temps. Décidément, la confiance règne…

Bien sûr, quand on dit « sans contact », on pense d’abord au paiement à distance (nouvelle star du confinement !) alors que la monnaie devient suspicieuse… Jamais la locution « l’argent sale » n’a autant eu de sens. Et il est vrai que désormais, même pour payer sa baguette ou son journal, le paiement par carte est privilégié. Hop, on bipe la machine, par un petit geste quasi-magique, et le tour est joué. Tout cela était déjà dans les tuyaux, car les gouvernements, les commerçants, le fisc font tout pour que nos transactions, jusqu’aux plus minimes, soient traçables. Et puis produire et gérer la monnaie a depuis toujours eu un coût invisible énorme (production, réseaux bancaires, dépôts, coffres, transferts sécurisés, risques divers…), dont nous redécouvrons le prix maintenant Alors si demain, toutes les transactions se font par carte et sans contact (le montant maximum vient de passer à 50 euros le 11 mai, autre signe des temps), c’est « tout bénef ». Car oui, l’argent est littéralement sale, et possiblement contaminé, le virus peut se nicher sur les billets, se cacher dans les pièces, qui passent de main en main à longueur de journée de manière imprudente, à y bien réfléchir. L’argent n’a pas d’odeur mais il a la couleur du virus.

Mais le « sans contact » est passé, depuis l’économie, aux relations. « Gestes barrière » et « distanciation sociale » sont des mantras sanitaires attentatoires à l’ordre de l’interaction, nouveaux mots d’ordre qui ne supportent guère d’entorses ni d’exception. Bien sûr, on ne saurait remettre en question le souverain « principe de précaution ». Cependant, cette nouvelle chasteté sociale, cette pudibonderie relationnelle qui monte en puissance fait fi du caractère tactile et gestuel de nos relations sociales. Être avec nos proches, être bien avec eux, cela consiste toujours, à un moment, à les toucher, à les caresser, et même à les étreindre. « Embrasser », c’est étymologiquement « prendre dans ses bras », et bien de nos relations appellent qu’on « embrasse » : l’amour, la confraternité, la compassion, la tendresse, l’affection…

Eh bien tout cela, c’est terminé depuis que le « sans contact » affecte, et infecte même nos relations. Pas de jugement trop moral de la part du spécialiste en sciences de la communication auteur de ces lignes, mais juste une inquiétude et une tristesse, face à la méfiance que tout cela induit et révèle. La société et l’économie se basent sur une colonne porteuse : la confiance. Or le « sans contact », c’est l’ère du soupçon. D’ailleurs, au lieu de parler de « distanciation sociale », qui induit la méfiance, on ferait mieux de s’en tenir à « distance physique », qui en resterait à la précaution.

Le naturel relationnel, chassé, reviendra-t-il au galop ? Dans l’immédiat, ce sont de nouvelles procédures sourcilleuses, de nouveaux protocoles pointilleux qu’il faut respecter, sauf à être vertement rappelé à l’ordre. On peut y voir des précautions. Mais aussi l’instauration (ou le retour) d’une chasteté sociale bannissant toute proximité, et interdisant tout contact. On prédit que le « distanciel » va s’imposer au « présentiel » dans le travail, l’enseignement, les services, et dans cet essor de la distance sur la présence, il y a le symptôme d’une désincarnation du social, d’une évaporation de la partie charnelle de notre rapport aux autres, qui désole ceux qui souhaitent garder un peu de lucidité. N’oublions pas que l’écran « fait écran ». Et puis écran de contrôle… Les apéros, vous les préférez sur Whatsapp ou autour d’une table garnie de bonnes choses à partager !? En tout cas, les apéros virtuels sont un pis-aller, une transition obligée, ils ne peuvent en aucun cas se substituer à la vraie vie. Et cette remarque, évidente il y a quelques semaines, l’est moins désormais, alors que la fin du confinement laisse planer un soupçon, sur la dangerosité des relations.

Lors de son discours du 7 mai annonçant le plan de déconfinement, une phrase d’Édouard Philippe est passée inaperçue, qui devrait pourtant nous alerter : il a évoqué clairement la prolongation de la fermeture des « lieux de convivialité », dixit. Dans cette fermeture (injustement) imposée aux cafés, aux bars, aux restaurants, il y a, dans l’esprit, quelque chose de l’ordre de la punition, qui doit inquiéter à bon droit. Consommer avec un caddie, remplir les supermarchés, très bien. Mais pas les cafés, où des précautions seraient de toute façon prises et respectées, au moins autant qu’en grandes surfaces ; comme si on était astreint à rester à la périphérie des relations chaleureuses, à l’extérieur des interactions conviviales (en respectant les précautions désormais d’usage), en ayant seulement droit aux rencontres indifférentes des lieux de grande consommation. Curieuse manière de « faire société », alors que celle-ci s’engendre dans le contact quotidien de nous tous ; et que la proximité, voire l’intimité avec nos semblables sont déjà une manière de leur témoigner notre confiance.

Les « ainés » (euphémisme consacré) des EPHAD en savent quelque chose, et ils ont éprouvé plus que de raison les affres du « sans contact » : une voix indistincte au bout du fil, un coucou derrière la vitre, un sourire sur une tablette, très bien faute de mieux, mais ils ne vaudront jamais la caresse, le baiser de l’être aimé, lorsque que l’autre, là, est un cadeau, un présent. Réussir le déconfinement, bien sûr, contenir la circulation du virus, certes, mais tâcher de ne pas y laisser le sel de la vie. Difficile équilibre à trouver. Tâchons de nous en souvenir, avant de mourir seul en bonne santé, loin les uns des autres, et déjà loin de nos proches.

Eloge des soignant.e.s

Les soignant.e.s sont sous les feux de la rampe, et surtout sur la sellette. Le covid-19 en a fait des héros du quotidien, applaudis, acclamés, loués pour leur dévouement, qui a confiné au sacrifice. Horaires démentiels, missions « élargies », technicisation et bureaucratisation de la relation aux malades, et pourtant, tellement d’humain en tout cela, pour des salaires « pas à la hauteur ». Mais ça fait des années qu’ils le disaient, peut-être de manière pas assez véhémente, avec des « moyens d’action » pas assez efficaces ?

Dans une société du « sans contact », des écrans généralisés et de la bonne distance à garder, les soignant.e.s sont en première ligne, là où ont lieu les corps à corps, au coeur d’une mêlée « à la vie à la mort ». Car leur quotidien, ce n’est pas le « distanciel », non, c’est le contact rapproché avec la faiblesse et la souffrance des corps malades, des corps mourants.

Il est important de rappeler que le choc inouï du covid épouse, dans le profil démographique de celles et ceux qu’il frappe, le vieillissement de la population, avéré, massif. Des jeunes sont frappés certes, mais bien plus souvent, y sont exposées les personnes âgées. Demain, avec ou sans virus, nous serons « vieux » (cet adjectif est devenu un « gros mot », symptomatique de la tyrannie du jeunisme !), probablement affaiblis et diminués, à la merci, alors, de l’institution hospitalière, et surtout aux mains de soignant.e.s attentifs on le sent, débordés on le sait.

Infirmières, infirmiers et aides-soignants sont en première ligne de toutes les crises sanitaires, petits soldats du soin engagés sur le front du vieillissement, de la maladie et d’une déchéance physique qui n’est pas morale, grâce au travail admirable qu’ils réalisent, main dans la main, des soignant.e.s des malades….

Leur quotidien, ce sont corps qui partent en lambeaux, des corps qui s’abandonnent et se retirent, contraints, des rivages de la dignité. Ces corps n’ont plus de tenue, à tous les sens du terme. Ils ont tiré leur révérence de la scène sociale, à ce titre dénués, sans vêtements ni apparats, exposés dans une nudité pathétique. L’âge, la vieillesse, la maladie, l’accident ont fait que les corps du quotidien des soignant.e.s constituent un aboutissement physiologique et une anamorphose symbolique. Car l’époque célèbre le corps jeune et sexy. Elle voue, via médias et publicités, un culte au physique triomphant dont le bistouri et les comprimés sont devenus les alliés faustiens.

L’impératif enjoint d’être tout à la fois mince, ferme et bronzé. Jamais, pourtant, il n’y a eu autant de personnes obèses, mal dans leur peau, à l’étroit dans ce corps qui devrait être parfait – en tout cas « normal » – mais ne l’est pas. La nourriture industrielle, le snacking, la junk food et quelques manques psychologiques compensés sont passés par là. Pas sûr que la période de confinement n’ait amélioré cela…

On comprend que les soignants soient démunis, parfois, face à la violence éprouvée et exprimée par les corps qui souffrent et qui meurent. On est saisi d’admiration pour elles et eux, garants de la sociabilité, gardiens des apparences et du confort, soignant hommes et femmes autant que l’Humanité, dans ce face à face fragile intime, ultime, et surtout sacré. Le peuple infirmier prend sur lui pour contenir émotions et sensations ; il porte quelque chose de la douleur humaine, et il y a dans cette mission une allégorie christique, même si les esprits étroits vous rétorqueront que « ce n’est qu’un métier », et qu’ils « sont payés pour faire ça… ».

Nos relations se technicisent, elles ont de plus en plus pour scénographie des vitres et des écrans, hygiaphones moraux qui tiennent à distance. Mais le quotidien de ces soignant.e.s applaudis aux balcons, c’est l’irréductible de la relation, l’épreuve du corps souffrant, du regard des malades, entre détresse, espoir et gratitude… C’est un espace-temps saturé d’émotions rentrées, d’affects éprouvés intensément et intérieurement.

En cette période anxiogène et suspicieuse, il convient de réhabiliter la sacralité des relations ordinaires. Les petits prêtres discrets de cette célébration, ce sont les soignant.e.s. Chapeau bas…

Pascal Lardellier

Professeur à l’Université de Bourgogne

@LardellierP