Lettre à Sibeth Ndiaye

« Sibeth,
Je me permets ce tutoiement car nous nous sommes déjà croisées et avons partagé quelques heures dans ma voiture un jour au retour d’un Frangy resté fameux avec sa bouteille du redressement productif !
Tu travaillais alors avec Arnaud Montebourg, on sait qu’un certain Emmanuel M. lui a succédé et puis… la suite.
Tu es aujourd’hui porte-parole du gouvernement et on imagine tous que ce ne doit pas être un poste facile. Je comprends bien que les mots parfois dépassent la pensée. On peut tous faire des bourdes, des erreurs de langage, oublier des coquilles dans un texte, dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas ou, et ce serait plus cynique, lancer des petites phrases pour tâter le terrain… sortes de boules puantes qu’on s’excuse d’avoir négligemment laissées échapper.
Parce que oui, bien sûr, ces profs, ces nantis, ces feignants dont personne ne voudrait faire le métier même s’ils ont beaucoup de vacances, ces êtres sortis du formol accrochés à leur statut, leurs privilèges, leurs heures pendant que les autres travaillent et bien, ne serait-ce pas la bonne occasion de les bousculer un peu. Ne serait-ce pas une formidable opportunité de rogner sur leurs sacro-saint deux mois de vacances ? La crise sanitaire que nous traversons ne serait-elle pas une formidable chance de réformer derrière ce qu’on n’a jamais réussi à toucher ? Mais je m’égare bien sûr, personne ne pense à ça.
Alors juste, comme ça, je vais me permettre de décrire ma journée ordinaire depuis le début du confinement.
Désolée d’avance je n’ai pas le talent d’un Perec et ma vie mode d’emploi sera sans doute un peu terne mais proche, je le pense, de celle de beaucoup de mes collègues à travers la France.
Aujourd’hui j’ai révisé les verbes en ER, les additions et commencé à voir la multiplication avec ma fille qui est en CE1. J’ai revu les règles qui consistent à différencier « leur » pronom de « leur » déterminant possessif, puis j’ai parcouru les longitudes et les latitudes avec mon fils qui est en CM2. Nous avons bien sûr récité et illustré un poème, fait quelques tracés de géométrie, lu des pages d’un livre, travaillé le vocabulaire, regardé des fiches sur des animaux sur internet, vérifié les exercices de la veille sur les multiples et les diviseurs envoyés par le maître. Nous avons résolu quelques problèmes, celui de Mme Durand qui doit acheter du tissu qui a trois rouleaux de 2 m et combien ça fait de tissu ou celui de Mme Tissier qui se demande quel peut bien être le plus petit multiple de 1,2,3,4,5,6 ?
Pendant que je débattais avec mes lointains et douloureux souvenirs de cours de maths (je suis professeure de lettres !) , je répondais à mes élèves sur les différents supports mis en place pour rester en lien avec eux : adresse mail pour les uns, sms pour d’autres ou réseaux sociaux qu’il a fallu mettre en place en ayant pris le temps de contacter chaque parent pour avoir des nouvelles et savoir sous quel support il était le plus simple de leur envoyer le travail.
J’ai pris le temps de lire le mail sympathique et quotidien de notre chef d’établissement adjoint et d’écouter le morceau de musique quotidien envoyé par notre collègue de musique. J’ai répondu par un mail collectif à mes collègues histoire de maintenir le lien entre nous, la bonne cohésion, le « prendre soin ».
Comme je maîtrise plutôt bien les leçons de français, j’ai pu réexpliquer facilement à mon fils comment ne pas faire d’erreurs, je lui ai donné quelques « trucs ».
Je me suis un peu fâchée quand mes enfants ont commencé à chahuter entre eux alors que j’étais au téléphone avec des amis et voisins avec qui on a voulu mettre en place une opération « voisins solidaires » qui consiste à mettre des dessins, textes, poèmes ou quelques mots dans les boites aux lettres des personnes âgées, isolées de notre village.
J’ai repris le méridien de Greenwich sans avoir encore perdu le nord mais avec une tête déjà pleine et connectée à de nombreux réseaux. Mes notifications d’un réseau social m’apprenaient que mes petits 6° n’arrivaient pas à se connecter à la classe virtuelle qu’ils devaient avoir avec l’une de mes collègues et ils m’appelaient au secours pour savoir comment faire. Les doigts sur le clavier de mon téléphone je tentais de les rassurer tout en pointant du menton l’énorme faute d’accord faite par mon fils !
J’ai sorti l’aspirateur, lancé une machine et tout en rangeant le linge sec de la veille, fait réciter à ma fille les verbes ramasser et regarder au présent. Mon père m’a téléphoné pour avoir des nouvelles.
Une maman d’élève m’a envoyé un mail pour me dire qu’elle ne recevait pas les devoirs. Un papa m’a demandé de lui envoyer non en pièces jointes mais en copie directement. Une élève m’a renvoyé son devoir et j’ai commencé à le corriger. J’ai fait des photos de documents , construit quelques exercices à trous et corrigé quelques copies virtuelles. J’ai rempli mon cahier de textes pronote, chargé les documents de travail pour la fin de semaine pour mes élèves de 3° mais le serveur ne voulait plus s’ouvrir. J’ai envoyé sur les listings mails pour chaque classe tous les documents aux différents formats pour que tous puissent les ouvrir puis j’ai imaginé comment j’allais faire travailler mes élèves sur un tableau que je voulais leur montrer. J’ai tourné une petite vidéo de 10 mn pendant que mes enfants couraient dans les escaliers tentant d’expliquer au mieux l’œuvre en question. Je suis arrivée à temps pour la cuisson du riz, j’ai répondu à l’appel téléphonique d’un de mes proches, j’ai tapé un message pour répondre à une question d’élève.
Il est midi.
J’arrête là parce que le reste de ma journée est assez proche .
Alors si on peut dire quelque chose des profs durant cette drôle de période, c’est qu’ils sont créatifs, que pour beaucoup, ils vont monter en compétence. Qui m’aurait dit qu’un jour je ferai une chaine Youtube pour ne pas perdre le fil avec mes élèves, pour rester en contact avec ceux qui n’ont pas d’outil informatique à la maison, ou pas de réseau ou pas d’imprimante ou une mauvaise connexion…Comme beaucoup de mes collègues, je cherche des solutions originales, ludiques . Comme beaucoup de mes collègues j’angoisse. Oh bien sûr, je ne compare pas avec ceux qui sont au front, les soignants, ceux qui touchent de près ou de loin à la maladie. Je mesure mes propos. Mais notre angoisse, notre peur sont bien présentes. Car si on multiplie les supports, si on cherche les solutions les plus adaptées ce n’est pas pour nos propres enfants mais pour ceux des autres. Quand je tourne mes petites vidéos j’imagine déjà que M. se retourne sur son siège pour faire une blague, que L dort sur la table , que S et S discutent , que O pense à son week-end ou que T regarde amoureusement L.
Quand je fais le compte de qui m’a renvoyé ou non le travail, je pense au brevet à venir, à leur orientation, à la suite.
Quand je prépare mes exercices, mes documents je pense à eux, à tous ceux qu’on va perdre en chemin à tous ceux qui n’ont pas la chance d’avoir une maman prof à la maison, à tous ceux qui enfermés dans un petit appartement avec un seul ordinateur pour plusieurs frères et sœurs vont se débarrasser, laisser tomber, ne plus faire. Je et nous pensons à eux. Et notre angoisse, même si elle n’est pas la même que ceux qui sont confrontés directement à la maladie, elle est bien là pourtant. Elle est là, souterraine et rampante.
Car on sait combien le travail à la maison est facteur d’inégalités – Meirieu le rappelait encore.
Tous ceux que l’on va perdre durant toutes ces semaines, tous ceux qui subissent des violences à la maison, tous ceux qui n’ont personne pour les aider à comprendre, tous ceux qui étaient déjà sur le chemin de la déscolarisation, tous ceux qui n’auront plus la force plus l’envie parce que, souvent, s’ils font encore c’est pour nous faire plaisir à nous, les profs, et même tous ceux qui armés de toute la meilleure volonté du monde sont dépassés et désespérés par l’ampleur du travail sans personne pour réexpliquer, pour bien vérifier que la consigne est bien comprise… Pour tous ceux-là, notre peur est réelle.
Alors Sibeth, s’il me restait quelques heures disponibles, j’irais volontiers donner la main à l’agriculteur du coin, mais ce n’est pas le cas.
Et si le gouvernement souhaite que l’on sucre les fraises plus vite que prévu alors il suffira que tu ou vous fassiez quelques autres bourdes du même type .
Fraternités , quand même, parce qu’il nous reste ça ».

Céline Maglica

professeure de lettres, Dijon