Dans une salle de cinéma privée, on projette des extraits, des rushs. Nous sommes à Cinecittà et quelques professionnels de la profession sont réunis pour évaluer divers plans d’une adaptation de l’« Odyssée ». Sous l’écran, et en italien, s’affiche une citation de Louis Lumière : « Le cinéma est une invention sans avenir. » Le cinéma, je ne sais pas ; un certain cinéma de Godard, sans aucun doute.
« Le Mépris », sixième long métrage du « maître », a en tout cas un effet soporifique majeur et n’engage guère à voir d’autres films du réalisateur – même si l’on peut reconnaître à quelques uns, notamment « A bout de souffle » (1960) et « Pierrot le fou » (1965), une sorte de vitalité, d’urgence haletante et un certain sens de l’innovation plastique. Mais en dépit d’une belle photographie en couleurs lumineuses de Raoul Coutard, « Le Mépris » ne décolle guère au-dessus du ramassis de clichetons psychologiques de supermarché et de pseudo-réflexions pesantes sur le sens du cinéma et accessoirement celui de la vie. Comme souvent chez Godard, monologues et dialogues s’apparentent à un patchwork de citations, de sentences fortes, d’extraits de poésie, de références philosophiques fumeuses, patchwork où l’on chercherait en vain la moindre cohérence. Du moins, si on réussit à entendre ces propos car les acteurs ont une diction diarrhéique, qu’ils s’expriment en plusieurs langues (sans sous-titres) et que les paroles sont à plusieurs reprises noyées dans la musique sirupeuse de Georges Delerue.
Adapté d’un roman d’analyse pataud d’Alberto Moravia (que Godard, avec beaucoup de délicatesse et de modestie, qualifiait lui-même de roman de gare), « Le Mépris » mêle l’histoire d’un couple à celle du tournage d’un film. Il s’agit là du thème et du procédé de la mise en abyme, du film dans le film. Des critiques trotskistes ignares ont pu s’extasier sur la modernité de la chose. Tu parles, Léon ! Le procédé de la fiction dans la fiction, du théâtre dans le théâtre, a été inventé et largement exploité par la dramaturgie baroque (Shakespeare, Calderón, Corneille) il y a déjà quatre siècles. Et, pour en revenir au cinéma, François Truffaut, sur ce même sujet, a réalisé « La Nuit américaine » où il dresse le portrait affectueux des relations de famille entre acteurs, techniciens et réalisateur au lieu des rapports de pouvoir généralement montrés, faisant de son film le contraire absolu du « Mépris ».
Les rapports de pouvoir, on les trouve, suggère Godard, dans le couple que constituent Camille (Brigitte Bardot) et son époux, le scénariste Paul (Michel Piccoli), qui l’aime tout en souhaitant, plus ou moins consciemment, la dominer. Pourtant, au début du film, c’est encore la grande passion entre la Belle et le Velu (car Michel arbore sur sa poitrine une véritable toison de yack ou de mouflon des neiges). Lors de cette première séquence, Brigitte Bardot dresse l’inventaire de son corps nu (ça, c’est un sérieux argument en faveur du film) en demandant à son mec quelle partie il préfère. L’anatomie féminine semble ainsi proposée au détail, à la découpe, selon un dialogue très acéré et très célèbre chez les cinéphiles lobotomisés : « - Tu vois mes pieds dans la glace ? – Oui. – Tu les trouves jolis ? – Très ! – Et mes chevilles, tu les aimes ? – Oui. – Tu les aimes, mes genoux aussi ? – Oui, j’aime beaucoup tes genoux. – Et mes cuisses ? – Aussi ! – Tu vois mon derrière dans la glace ? – Oui. – Tu les trouves jolies, mes fesses ? – Oui, très. » Je ne sais pas vous, mais moi je trouve que les réponses manquent un tantinet d’enthousiasme.
Faut dire que Paul est préoccupé car il doit rencontrer dans la journée un fameux producteur hollywoodien, Jeremy Prokosch, incarné par Jack Palance qui offre une caricature particulièrement ridicule de ce genre de personnage. En fait, pour le petit bourgeois suisse et gauchisant Godard, un producteur américain ne peut être qu’un suppôt du Grand Capital. Alors, Palance en fait des tonnes et se démultiplie dans l’odieux : il roule des yeux de cinglé, éructe, postillonne, agite ses épaules (comme Sarkozy, mais en beaucoup plus musclé) et casse des piles d’assiettes. C’est qu’il est grognon, Prokosch. Et on le comprend, car il tourne un film sur l’ « Odyssée » réalisé par Fritz Lang (dans son propre rôle) et les rushs sont loin d’être convaincants puisqu’ils consistent en des plans fixes sur des statues de dieux antiques vaguement maquillés. On devine que l’amateur de péplum sera déçu.
Alors notre producteur veut engager Paul pour dynamiser le scénario. Camille (Brigitte) assiste aux rencontres entre son mari et le corrupteur yankee. Elle a même l’impression que Paul veut la pousser dans le lit de Prokosch et qu’il sacrifie ses principes pour de l’argent. Adonc, elle ne l’aime plus, elle le méprise. Tout s’explique ainsi, même le titre !
Références : « Le Mépris », France/Italie, 1963
Edité en DVD chez Studio Canal, avec la mention « tous publics ».