Lukáš Macek : « Nous avons vite goûté à la liberté ! »

L’anniversaire de la chute du Mur de Berlin, sur lequel nous avons placé les projecteurs dans notre précédent numéro en vous présentant la superbe exposition rétrospective de Philippe Maupetit sur les murs de Dijon, a entraîné la chute du bloc soviétique. Le directeur de Sciences-Po Dijon, spécialiste de l’Europe de l’Est, Lukáš Macek, nous raconte son année 1989, où il se trouvait dans son pays d’origine, la Tchécoslovaquie.

Dijon l’Hebdo : Vous étiez adolescent au moment où le bloc soviétique s’est effondré, quels souvenirs en gardez-vous ?

Lukáš Macek : « Jen ai de très précis mais j’étais en voyage scolaire en pleine campagne à lautre bout du pays, à lest de la Slovaquie. Nous regardions une pièce de théâtre retransmise à la télé et le programme sest interrompu pour laisser place au discours du ministre de lIntérieur. Nous sommes restés encore quelques jours sans communication possible avec nos familles puis en rentrant, jai tout de suite vu la différence : dans le métro, les murs étaient tapissés daffiches et de slogans qui scandaient tout ce quil était interdit de dire depuis des décenniesOn na rien vu venir, c’était inespéré ».

DLH : Est-ce que la chute du régime a été immédiate ?

L. M. : « Quasiment, laffaire de quelques jours. Je navais pas le droit daller aux premières manifestations et puis le 4e jour on my a finalement emmené et jai vu ce que je navais jamais vu : une foule immense était réunie place Venceslas et même les ouvriers, soutien officiel du Parti, ont rejoint la foule. Les bus remplis de la milice du Parti communiste nont pas osé charger. Passer sans transition de la classe verte à leffervescence de Prague a été marquant ! »

DLH : Est-ce qu’on pouvait parler de dictature dans la Tchécoslovaquie d’alors ?

L. M. : « Il y avait un parti unique et pas de réelle liberté dexpression donc oui, mais ça n’était plus vraiment le régime dur des premières années. Pendant la jeunesse de mes parents, il y a eu une époque de terreur avec des arrestations et disparitions régulières, le pire sest joué entre 1948 et 1958 environ. Un faux pas était vite arrivé, par exemple le terme de « Noël » était banni car trop religieux, les gens disaient « fêtes de fin dannée » tandis que jai connu lutilisation libre de ce mot. Tout dépendait aussi des régions, Prague était plus libre que la province mais globalement, pendant les années 80, le régime était en décomposition, lidéologie n’était plus que théorique ».

DLH : Où sidait encore cette idéologie ?

L. M. : « Un peu partout mais sans conviction, je devais appeler mon institutrice « camarade institutrice », je connaissais aussi un homme qui appelait son épouse « camarade ma femme » ! De même que quand jai pris des cours de russe à l’école, on ne ma jamais appris le mot « monsieur » mais à nouveau « camarade ». Les adhésions servaient à éviter les problèmes, un million de Tchécoslovaques avaient la carte du Parti mais la plupart sen fichait, c’était seulement un sésame peu coûteux qui simplifiait la vie, sinon les enfants étaient orientés vers de mauvais établissements scolaires par exemple. Nous faisions également attention à ce quon disait au téléphone et souvent jai entendu : « Ne dis pas ça à l’école sinon papa ira en prison ». Ma famille faisait partie de la zone grise, cest à dire limmense majorité qui napprouvait pas le régime mais ne sy opposait pas ouvertement. Avec le recul, jai tendance à dire que la peur était disproportionnée mais finalement peut-être pas car tout se jouait à peu de choses ».

DLH : La vie a-t-elle changé rapidement ?

L. M. : « Oui, nous avons vite goûté à la liberté, nous navions plus peur de parler au téléphone ou daffirmer nos opinions même si la peur « quils reviennent » est restée dans lesprit de beaucoup, au moins jusqu’à l’éclatement de lURSS en 1991. En revanche, le passage à l’économie de marché a été lent et ça nest toujours pas terminé, il faut dire que la nationalisation y était plus totale quen RDA ou en Hongrie, si je ne me trompe pas, seuls deux commerces privés existaient dans tout le pays au début des années 80 ! Ce qui a été comme une révolution, ce fut louverture au monde, les gens ont immédiatement voyagé, les frontières n’étaient plus fermées, jai par exemple pu suivre la filière tchèque au lycée Carnot, rouverte en 1990, cest comme ça que je suis arrivé à Dijon… Où jai eu un ou deux professeurs bien plus communistes que ceux de mon pays dailleurs ».

DLH : Qu’est ce qu’il reste de cette époque ?

L. M. : « La méfiance à l’égard de la politique. Le communisme a galvaudé les notions de service public ou de paix, chaque fois quun parti parle de socialisme même modéré ou de projet commun, les gens ny croient pas, on leur a déjà fait le coup en quelques sortes. Pour beaucoup, Bruxelles aujourdhui est la Moscou dhier. Il perdure aussi un égoïsme né de ce passé : le principe de propriété collective a exacerbé lattitude « chacun pour soi » et le mépris pour lespace commun, on néglige encore beaucoup les lieux publics. Cest dailleurs ce qui avait amené les gens à acheter des petites maisons secondaires à partir des années 70-80, équivalentes des datchas en Russie, ils avaient enfin une propriété privée dont ils prenaient soin. Ce quil reste également ce sont les quelque 15% d’électeur du Parti communiste, le noyau dur des nostalgiques du régime, ils sont persuadés que tout est plus cher aujourdhui ».

DLH : Vos étudiants à Sciences Po sont-ils sensibles à cette période ?

L. M. : « Ils sont nés autour des années 2000 donc 1989 pour eux cest ancienIls connaissent bien les faits mais dun point de vue historique avant tout, quils soient français ou étrangers, ça nest pas vraiment réel, même si tout dépend de lorigine familiale de chacun ».

DLH : « De quelle manière commémorez-vous cet anniversaire ?

L. M. : « L’école organise un événement grand public le 13 décembre en partenariat avec la Maison de lEurope et Dijon Métropole, une table ronde et divers intervenants permettront d’échanger sur ce tournant historique. Nous organiserons aussi une ou deux conférences avec des intervenants spécialistes pendant lhiver et la commémoration se poursuivra à travers plusieurs événements ponctuels jusque début 2020 ».

Propos recueillis par Caroline Cauwe

Une année étape pour la scolarité

2019 est aussi pour Sciences-Po lannée de la consolidation dune réforme débutée il y a trois ans et appliquée à chaque promotion entrante depuis. Parmi les changements on trouve un renforcement du suivi pendant lannée à l’étranger, la mise en place dun parcours civique Autre projet : une meilleure communication sur lactualité de l’école, son fonctionnement et ses événements grand public car même si elle est bien intégrée à la ville, trop daspects restent méconnus. Enfin, un projet dextension est en cours car à sa création en 2001, Sciences-Po à Dijon naccueillait que cinq nationalités pour des promotions denviron 60 étudiants, ils sont 90 par promotion aujourdhui pour une trentaine de nationalités, et le nombre d’élèves français a également augmenté. Lobjectif est datteindre 110 étudiants et douvrir davantage son recrutement, notamment vers le voisinage oriental de lUnion européenne.