SIBYL

Puzzle cinématographique franco-belge de Justine Triet avec Virginie Efira, Adèle Exarchopoulos, Gaspard Uliel et Niels Schneider.

Sibyl (Virginie Efira au sommet de son art) est une romancière reconvertie en psychanalyste. Rattrapée par le désir d’écrire, elle décide de quitter la plupart de ses patients. Alors qu’elle cherche l’inspiration, Margot (Adèle Exarchopoulos, puissante et fragile à la fois), une jeune actrice en détresse, la supplie de la recevoir. En plein tournage, elle est enceinte de l’acteur principal (Gaspard Uliel)… qui est en couple avec la réalisatrice du film. Tandis qu’elle lui expose son dilemme passionnel, Sibyl, fascinée, l’enregistre secrètement. La parole de sa patiente nourrit son roman et la replonge dans le tourbillon de son passé. Quand Margot implore Sibyl de la rejoindre à Stromboli pour la fin du tournage, tout s’accélère à une allure vertigineuse…

Si Virginie Efira explose au cinéma en donnant la réplique au jeune Pierre Niney dans la sympathique comédie romantique 20 ans d’écart, c’est bien à la réalisatrice Justine Triet que la comédienne belge doit sa mue artistique. Depuis Victoria, Justine Triet actionne chez son interprète féminine un désir d’abandon total, en témoignent les scènes de sexe très crues qui ne s’encombrent pas de musique en off. Virginie Efira retrouve ici le toujours étonnant Niels Schneider, le partenaire de son précédent long-métrage, Un amour impossible de Catherine Corsini. Sa relation avec le jeune homme s’écrit par petites touches tout au long du film à mesure que le roman de Sibyl avance, se nourrissant de sa propre vie mais aussi de celle de sa patiente proche du gouffre.

Le fait que Sibyl soit écrivaine l’oblige à s’inspirer du passé et du présent, jouant ainsi sur le côté multiple, complexe du personnage. Sibyl est contrainte de faire avec tout ce qu’elle a construit d’un peu faux dans sa vie pour tenir debout. Toutes ces choses s’imbriquent les unes aux autres donnant la vérité d’une femme en même temps que la matière romanesque qui construit son roman. Le film est un puzzle qui dynamite les genres cinématographiques. Justine Triet s’inspire dans son principe narratif d’Une autre femme de Woody Allen : « une femme, cherchant le calme et l’inspiration, se retrouve face à une autre femme qui la plonge dans un vertige abyssal et fait exploser toute sa vie… Ce film a été la référence au départ.»

Ce n’est pas seulement la complexité d’un personnage que nous montre à l’écran Justine Triet, c’est aussi et surtout la révélation d’une actrice exceptionnelle, divulguant toute l’étendue de la palette tragi-comique du talent de Virginie Efira. On ne doute pas du brio de l’actrice Emily Beecham, qui a reçu le prix d’interprétation féminine de la 72e édition du Festival de Cannes pour son rôle dans Little Joe de Jessica Hausner, mais notre palme du cœur revient à Virginie Efira. Film-personnage(s) sur l’identité, les racines, Sibyl pose des questions essentielles : d’où vient-on, qui sommes-nous, qu’avons-nous fait pour exister et nous réinventer?

A ses côtés, dans le rôle difficile de la « créature », métaphore du métier de comédienne, Adèle Exarchopoulos dégage une puissance et une grâce, dignes des plus grandes actrices. La création engendre toujours une part de prédation. « Pour Sibyl, le fait d’écrire l’entraîne à transgresser toutes les règles. Elle sort de la réalité et entre dans la fiction pour vivre des choses. En même temps, c’est de l’ordre du jeu. La création a aussi un aspect ludique où tout est permis.» Sibyl vampirise tout et se vampirise elle-même.

SIBYL est également admirablement servi par des chansons qui ne sont pas que de simples illustrations sonores, mais appartiennent totalement au film : « Un giorno come un altro » de Nino Ferrer mais également « Motherless child » des Humphries Singers : en réalité un vieux chant spirituel afro-américain de 1865, qui met en lumière l’angoisse vécu par les esclaves qui sont arrachés à leur famille, à leur patrie, mais aussi à leur propre identité. Tout est dit.

Le film se termine magnifiquement sur le regard d’une enfant, condamnée à être elle-aussi le passé et l’avenir en même temps. C’est toute l’originalité et la force de ce film puzzle, hanté par des fantômes et des fantasmes, dont celui du cinéma et de ses grands classiques : de Cassavetes à Rossellini et son volcan de Stromboli, évocation entre autres choses de la sensualité en éruption de son héroïne. Volcanique.

Raphaël Moretto