LE CHANT DU DANUBE (WALTZES FROM VIENNA )

Les metteurs en scène les plus reconnus, les plus grands, osons le mot, génies du cinéma ont parfois excrété des fientes filmiques mémorables (ou vite oubliées, ce qui revient souvent au même). Inversement, des réalisateurs réputés nanardeux ont pu réussir, comme par mégarde, au hasard sinueux de la pellicule, de bien jolis métrages. Voilà qui disqualifie à tout jamais certains gugusses (vous devez tous en connaître, ils discutent avec la finesse d’un trotskiste sous amphétamine), qui décrètent du haut de leur abyssale incompétence que tel réalisateur est entièrement nul et tel autre toujours génial.

Un génie – en tout cas un génie de l’angoisse et du suspense -, c’est ce que l’on entend souvent dire, et la plupart du temps à juste titre, à propos d’Alfred Hitchcock. Il a néanmoins commis quelques panouilles, notamment en s’égarant dans les méandres du Danube dont la couleur est, comme le dit un des personnages du film exécuté aujourd’hui, en général marron sale. Mais en fait on ne voit pas de couleur, fût-elle moche, puisque le film, sorti en 1934, est en noir et blanc. On ne voit même pas le Danube non plus mais des décors de carton-pâte censés représenter des rues pittoresques et viennoises, des hôtels particuliers grandioses et viennois, une boulangerie-pâtisserie gourmande et viennoise, des jardins festifs et viennois…, et un kiosque à musique – viennois.

Le film, qui est une sorte de biopic de Johann Strauss junior attire notre attention sur les circonstances de la création du Beau Danube bleu et, au-delà, sur la valse et l’opérette viennoises. Bien qu’amateur d’art lyrique à mes heures, j’éprouve une certaine difficulté à apprécier l’opérette viennoise comme d’ailleurs l’enfouissement d’honnêtes gâteaux, qui n’ont fait de mal à personne, sous des avalanches de Chantilly. Pour goûter l’opérette viennoise, il faut sans doute être né sur place comme Arnold Schwarzenegger qu’on n’a pourtant jamais vu danser la valse en tutu. Dommage.

Le film de ce bon vieux pervers d’Alfred Hitchcock est parfois présenté, par des historiens du cinéma, comme une comédie musicale. Mais une comédie musicale, ça bouge, ça explose, ça démultiplie l’espace par le mouvement et la chorégraphie. Les acteurs ne se contentent pas de chantouiller, immobiles, en faisant des mines derrière un piano à queue – ou aqueux, avec tout ce Danube.

C’est pourtant ce que fait le jeune Johann Strauss : il chante à son piano, avec son aimée la tendre Rasi (Jessie Matthews, plus douceâtre qu’un bonbon anglais). Il chante avec Helga von Stahl (Fay Compton), une comtesse allemande, une véritable cougar qui voudrait bien croquer le petit compositeur tout en lui demandant une belle musique pour le poème qu’elle a écrit à la gloire du Danube « bleu ».

Johann Strauss junior est partagé et hésitant : il faut dire qu’il est interprété par l’acteur le plus mollasson de l’époque, Esmond Knight, avec ses cheveux ondulés au fer à friser et sa vaste bouche humide de bovin romantique. Il hésite entre la vieille peau, je veux dire la comtesse, qui, au-delà de ses retours de flamme, comprend quand même le talent du garçon, tout en ayant le pouvoir de l’aider, et la jeune Rasi qui, pour le garder bien à elle, voudrait qu’il devienne pâtissier, comme on l’est dans sa famille depuis quatre générations. Il hésite aussi à s’affirmer devant son père, Johann Strauss senior, qui ne lui reconnaît aucun talent et se moque cruellement de lui en public.

Heureusement, à la suite d’un complot amical, il réussira à faire interpréter devant le Tout-Vienne son Beau Danube bleu (version sans paroles) par l’orchestre paternel (quelle revanche !) et ce sera le triomphe. Accessoirement, il retombera dans les bras de Rasi.

Entretemps, il aura trouvé le loisir de composer une « chanson » sur un autre « poème » que je ne peux m’empêcher de vous citer : « La nuit lorsque la lune luit / Ton chant susurré sait m’apaiser / Tu es le seul que j’aime à jamais / Le seul qui me fasse soupirer. »

Bof, en fin de compte, ce n’est pas plus mauvais que du Christine Angot.

Références : « Le Chant du Danube » (« Waltzes from Vienna »), G.-B., 1934

Réalisateur : Alfred Hitchcock

Scénario : Guy Bolton et Alma Reville, d’après une pièce de Heinz Reichter et Ernst Marishka

Edité en DVD par Universal – La collection Alfred Hitchcock