Quel est le point commun, cher lecteur, entre Popeye et Filochard ? Pour te mettre sur la piste, je pourrais te parler d’Hannibal Barca, d’Horatius Coclès, d’Ana de Mendoza, de Grigori Potemkine, de Claude Hardenne ou de Jean-Paul Sartre… Tu as deviné, ils étaient tous borgnes. Pour autant, certains seulement, comme Barbe-Rouge, portaient un bandeau : souvent pour masquer une vilaine balafre ou pour terrifier l’ennemi, mais aussi pour que l’œil s’habituât au noir et fût immédiatement opérationnel en cas de combat nocturne ou dans les cales. Il suffisait d’inverser le cache-œil pour passer de la lumière à l’obscurité et c’était l’idéal pour un corps à corps nocturne ou pour passer d’un pont supérieur à un pont inférieur, toujours très sombre.
Finalement, le bandeau, c’est soit une bonne pub, soit une bonne ruse. D’autres, moins chanceux, mais à quelque chose malheur est bon, ont perdu un œil au combat : le 12 juillet 1794, durant le siège de Calvi, un boulet atteint des sacs de terre près de Nelson et l’amiral perd son œil droit. En mai 1942, une patrouille de reconnaissance essuie une fusillade française à la frontière libanaise : un jeune officier se saisit de ses jumelles qui, fracassées par une balle, lui éclatent au visage, mais lui évitent une hémorragie. Le bandeau noir de Moshe Dayan entre dans la légende pour quarante ans. John Ford, à la même époque, a filmé lui-même, comme un gilet jaune, la bataille de Midway et, blessé par le feu ennemi, il a perdu un œil pendant le tournage. Pour autant ni Nelson, ni Dayan, ni Ford, que je sache, n’ont adressé un recours au Conseil d’Etat pour réclamer des belligérants pacifiques et des projectiles de courtoisie. En somme, ces trois-là assumaient le prix de la notoriété. Sache enfin, cher lecteur, que le dieu borgne est une institution : Odin, maître des Walkyries, accepta de perdre un œil pour obtenir le droit de boire à la source de Mimir qui recèle la sagesse et l’intelligence. En Égypte, Horus, fils d’Osiris laissa son œil gauche en combattant Seth ; cet organe reconstitué par Thot, dieu de la connaissance, porte le nom d’œil-Oudjat et permet de voir l’invisible. Ainsi dans ces mythologies, celui qui perd un œil devient capable de voir plus loin que tous les autres, il perçoit l’invisible, il connaît l’inconnaissable, il devine l’avenir. Dès lors, quand un parfait inconnu nous fait le coup du bandeau subversif, on peut se demander s’il se prend pour Fritz Lang ou pour Jean-Marie.
Alceste