Le navet est « le » légume d’hiver le plus emblématique qui soit : il accompagne à merveille un pot-au-feu, pimente subtilement un potage. A contrario, on croyait tout savoir du rôle d’empoisonneur qu’il joue au cinéma ou dans les fictions TV. Sauf que… le million de téléspectateurs de Touche pas à mon Postsur C8 n’avait pas encore tenté d’avaler la soupe aux Gilets Jaunes servie par l’animamixer Cyril Hanouna et Marlène Schiappna, la madone de l’imparité hommes/femmes. Ah, mes amis ! Le duo nous a fait un de ces navets super nanar, tant le taux de décibels des nombreux participants n’a eu d’égal que la platitude, le terre-à-terre des propos ou des sept propositions qui en sont ressorties.
Sur le plateau ce fut un joyeux bazar. On aurait même pu atteindre le théâtre du Grand Absurde, si l’intelligence et des répliques percutantes avaient poivré ici ou là la soirée… Rien de tel ! Cependant, accordons un bonus de « bonne conduite » à Hanouna : il est ce qu’il est, mais il a été assez « pro » pour mettre du lien dans la sauce. En revanche, Marlène qui n’a rien de l’immense Dietrich, s’est bornée à écrire quelques lapalissades au paperboard installé pour la circonstance. Les rares fois où elle a pris la parole, on l’a vu totalement larguée. Bref, de cette émission façonnée à la truelle – qui n’avait rien d’un phare de la pensée – n’a pas surgi le lapin d’Alice aux Merveilles, portant gilet… jaune et montre à gousset.
Ils débattent, nous débattons, vous débattez… sur les plateaux TV, sur les ronds-points ; pas un quidam de la politique, des arts ou du spectacle qui n’ait le « Grand Débat » à la boutonnière. Posons-nous la question : est-ce là une « bonne » vitrine pour le pouvoir exécutif ? Au-delà de cet échangisme du verbe et d’une démocratie en hibernation, il serait judicieux de dénoncer ce mélange des genres, ce brouillage des pistes qui aboutissent à une confusion totale. Discerne-t-on dans ce méli-mélo qui fit l’impasse sur le mal français – le chômage de masse-, ou dans ce patchwork de revendications corporatistes un élan pour notre nation ? Les députés, les élus des collectivités territoriales, les ministres et surtout le chef de l’Etat n’ont plus rien à gagner à endosser ces habits de Monsieur Loyal dans un paysage plus que jamais brumeux ou violent. On attend d’urgence des réponses politiques ainsi que des stratégies en provenance de l’Elysée/Matignon : une nation ne tire pas son destin de jouxtes qui évoquent le panem et circenses des anciens Romains.
Méditons sur ce que nos Temps Actuels doivent aux courants philosophiques des 17èmeet 18èmesiècles : leurs instigateurs avaient alors eu la préscience de modèles inédits de gouvernement ; ils avaient jeté les prémices d’une société constituée de citoyens-électeurs – et non plus de sujets du roi ; ils avaient esquissé avec audace d’autres modes de vie, brisant à jamais les mécanismes d’un pouvoir royal absolu et d’une noblesse de droit divin. Si 1789 a pu blackbouler le régime royal, c’est bien moins à cause des fameux Cahiers de Doléances du Tiers-Etats et des Sans-Culottes que de l’émergence de l’Esprit des Lumières et de ses penseurs. Les actuelles Constitutions de la France et de l’Amérique leur doivent tout ou presque… A nos élus politiques d’aujourd’hui de canaliser au plus vite les circulations d’idées qui tournent… en rond sur les ronds-points, aux péages ou dans la rue, depuis plus d’une dizaine de samedis. Montesquieu, d’Alembert,Tocqueville, au secours ! Nous voilà désormais au pied du mur, avec cette interrogation vitale : la démocratie peut-elle encore se réinventer, se forger une modernité ? Bien entendu les lecteurs de Lewis Carroll savent que le lapin d’Alice portait un gilet bleu.
Marie-France Poirier