5, rue du Château : Voulez-vous danser, Mam’zelle ?

La guerre de 1870, c’est la défaite de la France et l’annexion de deux provinces, l’Alsace et la Lorraine, dont les habitants sont devenus, de facto, allemands. Nos compatriotes ne peuvent alors rester français sur place et beaucoup doivent partir en laissant derrière eux leurs propriétés.

Jusqu’en 1900, Dijon voit ainsi arriver des Alsaciens, des Lorrains avec leurs balluchons et leurs avoirs pour s’installer et recommencer une nouvelle vie. Seuls ou en association avec des résidents, pleins de dynamisme, ils créent des affaires et accompagnent le développement initié par la proximité de la frontière et l’export de produits français recherchés par ceux qui sont restés dans les deux provinces.

L’inefficacité des murailles élevées sous Louis XI a été criarde. Seul le courage de la population qui a fait écrire dans les journaux de France et des pays germaniques la Côte de Fer permet de localiser Dijon. Aussi on entreprend le débastionnement de la Cité et l’on pourra faire passer les nouvelles lignes de chemin de fer en direction de l’Est. Le boulevard de Brosses est tracé et les rails voient le jour. Les locomotives, avec leur fumée, l’empruntent.

Dès les années 1850, la rue du Château est ouverte progressivement. Les terrains libres et viabilisés sont alors cédés à la construction. En 1920, à la place d’un magasin de meubles est créé le Grand Café, Hôtel de la Poste, dans le style Art Modern, avec l’emploi du béton et la présence de grandes fenêtres coulissantes en façade.

En 1932, l’établissement est donné en gérance à M. et Mme Mourlet, Auguste et Alice, originaires de Pontarlier. L’affaire va prospérer. C’est l’époque où le tourisme se développe ainsi que l’usage de l’automobile et des cars de visiteurs, dont beaucoup d’Anglais. Les sujets du Roi britannique veulent connaître les Alpes et même les merveilles du Bosphore. Dijon a porté comme premier échevin un de ses enfants très entreprenant : Maître Gaston-Gérard. Elu député, celui-ci continue à vanter sa ville ; il crée la « Route Blanche » qui va de Calais à Genève en passant par Dijon. Le succès est si grand que Michelin édite une carte routière dédiée.

La Libération est passée, la vie a repris avec, comme nouveauté, la musique venue d’ailleurs : jazz, morceaux latino-américains… De nouveau, les Dijonnais investissent les terrasses des cafés, vont danser le samedi soir et le dimanche. Des bals sont organisés par les associations salle de Flore, dans des établissements spécialisés comme le Triomphe, la Rotonde ou encore, pour des manifestations ou les fêtes de quartiers, dans des bals montés.

Et il y a le Grand Café qui, au centre-ville, propose le samedi et le dimanche après-midi, des apéritifs musicaux. Après le dîner, les soirs de week-end, les Dijonnais peuvent fréquenter la piste de danse.

C’est Mme Mourlet qui organise : elle fait venir d’autres villes de France des orchestres spécialisés qu’elle loge dans un appartement du centre-ville. Les clients ont de la musique vivante et ils peuvent demander un air qui leur plaît particulièrement, un be-bop, un cha-cha, un mambo. C’est pratiquement une ambiance de Riviera !

Le dancing ferme ses portes vers une heure du matin. Jusqu’à la fermeture, Mme Mourlet est à la caisse et rien ne lui échappe. Serveurs et filles de salle passent, en sortant des cuisines ou du bar avec le plateau chargé des commandes, en annonçant chaque consommation avant de frapper le ticket de caisse sur la Burroughs brillante, imposante, rappelant les établissements d’Amérique. Les jeunes filles et garçons fredonnent de temps en temps l’air 1900 célèbre : « Elle est belle, elle est mignonne, avec son chignon qui est bien coiffé. C’est la caissière du Grand Café ! » Mme Mourlet fait semblant de ne rien entendre mais elle est ravie de faire partie de la distraction.

Aujourd’hui, les écouteurs diffusant de la musique numérique à une seule personne à la fois ne peuvent recréer cette ambiance. Mais tout étant un éternelle recommencement, qui sait ?

Roger Loustaud