À Dijon, depuis l’été dernier, le commerce dit culturel vit un cauchemar. Malaise dans l’imprimerie, fermeture de disquaire, liquidation de librairie, Les magasins “culturels” subissent de plein fouet une crise qui n’est pas seulement économique. La faute à Internet, aux travaux du tram, sans doute. Mais c’est aussi le signe d’un changement sociétal.
Tandis que les politiques se défient des magazines qui cherchent à débusquer leurs amourettes, tandis que les petites gens s’échinent à boucler leurs fins de mois, le monde change dans leur dos. À Dijon comme ailleurs, la civilisation du caddie-web profite à beaucoup mais cancérise bien d’autres domaines de consommation. Cela se manifeste par des petits faits, sans doute, mais qui sont tellement révélateurs d’un changement de société, changement subtil qui doucement nous éloigne de toute intimité, de toute réflexion, de toute conscience peut-être.
La lecture, d’abord. Il paraît qu’existe encore, chez certains, ce dialogue intime entre un livre et celui qui le lit. Mais la rareté s’insinue et le commerce du livre, lui, rend petit à petit les armes devant les assauts internautiques. A Dijon, par exemple, on a vu petit à petit mourir une librairie qui fut un modèle national au temps de Jacques Bazin : la Lib’ de l’U, comme l’appellent encore les Dijonnais, est en vente comme toutes celles qui sont labellisées “chapitre.com”.
Je sais bien qu’une autre librairie –sauvée l’an dernier in extremis par l’action conjuguée des élus et des pouvoirs publics– l’a avantageusement remplacée dans le coeur de beaucoup, je sais bien qu’un repreneur aurait pu se présenter –s’il s’agissait de Gibert Joseph cela aurait abouti à une fusion et nous aurions eu quand même une librairie de moins –. Songez aussi que la librairie Thibaut a disparu de la place Notre-Dame depuis près de dix ans. On me permettra donc de voir dans ces borborygmes commerciaux comme des signes de la fin d’une civilisation.
Pour qu’il y ait des livres, il faut aussi qu’on les imprime. Et là aussi, c’est la catastrophe. Voyez l’Imprimerie Darantière, jadis fleuron de la qualité des livres en France –on y imprima les volumes de La Pléiade en papier bible–, dont on a appris l’automne dernier avec le coeur brisé qu’elle était mise en redressement judiciaire. Vous me direz que ce n’est pas un événement, que les banquiers s’en contrefichent, et que la mort des coches d’eau n’a pas changé la face du monde. Et que d’autres imprimeurs existent encore.
Autres mauvaises nouvelles, coup sur coup : la fermeture du magasin Harmonia Mundi, seul lieu culturel digne de ce nom dans le paysage commercial dijonnais, seul lieu où trouver toute la “musique du monde” –celle qui vient d’ailleurs– et toute la musique dite “classique”, ce genre de magasin étant à la musique ce que les musées sont à la peinture.
Sylvie Bouissou, avec son sourire et ses conseils, méritait mieux que ce crépuscule d’un magasin qu’elle a tenu avec tant de volonté et d’imagination. Et il se murmure que la librairie La Procure, rue Vauban, ne voit presque plus venir de clients : on incrimine ici la piétonnisation du secteur, on dénonce là la laïcisation de la société.
À peu près à la même époque, un petit magasin au joli nom –la librairie Concerto, spécialisée dans la musique elle aussi– et qui jouxtait le nouveau palais de justice à deux pas du conservatoire, a baissé définitivement son rideau. Sa sympathique directrice, Régine Vervandier, a écrit ceci sur le blog qu’elle tient sur le web : “ Depuis 20 ans à votre service et au service de la Musique, votre Librairie a fermé définitivement. La baisse de fréquentation du magasin à la suite des travaux du tramway qui a eu pour conséquence un accès au magasin difficile et décourageant, le recours à l’achat en ligne… la crise économique favorisant les photocopies des partitions… m’ont contrainte à cesser mon activité.
Elle ajoutait joliment : « Je remercie chaleureusement mes clients et les professeurs qui m’ont fait confiance pendant toutes ces années et cette relation enrichissante me manquera beaucoup. J’ai une pensée particulière pour toutes les personnes qui m’étaient restées fidèles et qui m’ont témoigné leurs regrets de voir fermer leur librairie et bien souvent leur amitié. Je leur adresse mes remerciements émus. »
Et pendant ce temps-là, on regarde la télé, on pousse son caddie, on finit par croire que la musique de L’Arlésienne c’est de la publicité pour lessive, que l’alleluia du Messie de Haendel vante un fromage et que Rameau est une branche d’olivier. Comme en un clin d’œil, car il n’y a pas de hasard, voilà qu’à Paris, à la Bibliothèque Nationale de France, une rupture de canalisation d’eau a gravement noyé plus de 10 000 livres rares de la section art et littérature.
Michel HUVET
Livres anciens : “Le métier est foutu”
Amertume très grande aussi du côté des librairies de livres anciens, les experts qui les dirigent, sortes de commissaires priseurs des ouvrages anciens, n’hésitant pas à dire que leur métier “est foutu”.
Celui qui dit cela, c’est Christian Le Meur, troisième génération de libraires anciens de Dijon, dont la boutique a pignon sur la place du théâtre et dont la réputation d’expertise est internationale.
Seulement voilà : Internet et les sites de vente de particulier à particulier ont cassé les marchés d’ouvrages rares ou d’antiquités. “ Si j’ai un livre rare à vendre 300 €, le client éventuel va me dire qu’il l’a vu à 100 € sur Internet, sans savoir s’il s’agit de la même année d’édition, s’il est broché ou relié, en cuir ou pas, dédicacé ou pas… Et moi, je loupe l’achat. C’est pour tout comme ça. N’importe quel prix circule”.
L’information sur le web “est véhiculée sans vérification et avec des faussetés qui font de nous des ânes ou des voleurs” poursuit Christian Le Meur. “Pour s’en sortir, il faudrait la perle rare, du genre manuscrit de Jésus-Christ”, lâche-t-il au bout du désappointement.
Il sait que son métier a changé : “J’avais une passion, j’en vivais. Maintenant, je tente de faire de l’argent. Je suis consterné. Les clients qui me restent, je n’en vois pas de plus jeunes que moi”.