Les Couleurs de la Vie

Il est coutumier d’entendre prononcer l’expression « Les couleurs, c’est la vie » ! Mais qu’entendre par là ? Telle est la modeste vocation de cette chronique qui se veut exploratoire, en cette période d’intériorisation, d’intériorité, et de confinement, de ce registre ordinaire que sont les couleurs, leurs infinies nuances, leurs évocations émotionnelles, leurs ramifications symboliques, leurs traditions historiques, etc. Et comme il est presque conventionnel d’attribuer à ce majestueux phénomène céleste qu’est l’arc-en-ciel la représentation de leur plénitude, nous nous proposons, au cours des six prochains numéros de Dijon l’Hebdo, de retracer sinon l’essentiel de leurs tonalités, du moins d’esquisser certaines nuances, en invitant le lecteur à interroger, en correspondance, ses propres relations avec telle ou telle d’entre elles.

Débutons donc cette série avec l’arc-en-ciel, une des expressions populaires de la lutte actuelle contre le Covid-19.

Depuis une quinzaine de jours, les fenêtres de certaines habitations italiennes, puis canadiennes, puis espagnoles, françaises, allemandes, anglaises, etc. s’ornementent de dessins d’enfants. « Andra tutto bene », « Ça va bien aller », « Juntos somos fuestes », « Sans sortir pour s’en sortir », « Alles wird gut », « Stay at home », ou « Every thing will be all right » (1) sont autant de messages aux vocations réconfortantes et salvatrices destinées à l’attention des rares passants. Contrer la propagation du corona virus par une réponse iconographique est, certes, une mesure disproportionnée ! « La beauté sauvera le monde » proclamait le poète Dostoïevski dans l’Idiot ! Bien qu’ils puissent nous présenter la quête d’un certain idéal de la beauté, au premier abord, ne considérons pas ces dessins avec naïveté, et tentons d’appréhender ce qui se dissimule derrière les représentations multicolores de cette aquarelle céleste !

L’épicentre de cette réaction se situe en Lombardie, relayant une tradition italienne datée de 1961. En effet, à l’époque, un mouvement pacifique avait opté pour une bannière multicolore comme emblème officiel, en complément de la déjà célèbre colombe de la paix orchestrée par Pablo Picasso, en 1949. La vocation universelle et archétypale du symbole avait puisé ses racines en une source biblique que toute notre civilisation a en l’esprit, afin d’en renforcer signification et puissance évocatrice. L’antériorité de la colombe associée à l’arc-en-ciel constitua un couple signifiant, redonnant au concept d’« Alliance » un souffle nouveau : unifier, sans la dénaturer, l’ancestrale origine du symbole, en l’actualisant par des motifs contemporains. Un trait d’union efficace et performant en matière de communication !

L’adoption d’autres acceptions symboliques de l’arc-en-ciel par certaines organisations en réorientèrent les significations. Notons :

– La création du « Rainbow flag » (le « drapeau arc-en-ciel ») adopté comme emblème de revendication de l’identité des communautés homosexuelles et transgenres à la suite de l’émeute de Stonewall à New York en juin 1969. Il n’est pas exclu que ce choix ait pu être partiellement inspiré par la célèbre chanson de Judy Garland, Over the Rainbow, tiré du film le Magicien d’Oz. Les amitiés homophiles de l’actrice étaient réciproques, et ses obsèques se déroulant le jour même de cet événement (28 juin 1969), hommage et cri de ralliement s’unifièrent sous cette bannière ;

– GreenPeace et plus précisément l’emprunt qu’en firent les militants écologiques à la culture amérindienne, par l’appellation de leur navire « the Rainbow warrior » (« le guerrier de l’arc-en-ciel »), exprimant, originellement, l’idée de fédération interethnique (1978) ;

– « … Nous prenons l’engagement de bâtir une société dans laquelle tous les Sud-Africains, blancs ou noirs, pourront marcher la tête haute (…) une nation arc-en-ciel en paix avec elle-même et avec le monde… » ainsi s’exprima Nelson Mandela, le premier Président noir de la république d’Afrique du Sud, le 10 mai 1994, lors de son investiture. Il reprenait là, à son compte, l’idéal d’espérance énoncé par l’archevêque Desmond Tutu quelque temps auparavant, extrayant son propos du contexte biblique, prophétisant la coexistence pacifique entre les anciens belligérants.

– Autre événement marquant dans l’exploitation symbolique de l’arc-en-ciel, celle prônée par les organisateurs des Journées Mondiales de la Jeunesse [chrétienne], à Paris, en juin 1997, au cours desquelles l’assemblée des évêques, ainsi que le Pape Jean-Paul II, furent vêtus d’une chasuble polychrome créée par le couturier Jean-Charles de Castelbajac. De façon explicite, la mosaïque culturelle réunie en un même lieu de paix synthétisait, tout en lui étant écho, l’idée d’Alliance telle que rédigée dans l’épisode du Déluge et de l’Arche de Noé ;

– Et plus récent encore, avec le déploiement du mouvement de protestation contre la guerre en Irak, « Pace da tutti i balconi » (« la paix sur tous les balcons »), déployée principalement sur la péninsule italienne, avec la revendication de pacification (2002).

Le choix spontané des jeunes adolescents d’opter pour l’icône de l’arc-en-ciel perpétue les notions précédemment évoquées, en préservant la polysémie du symbole : les dimensions universelles, pacifiques, œcuméniques, d’espérance en une mutation sont conservées et maintenues avec respect de leurs origines. La connotation prophylactique, voire salvatrice qui est ici implicitement exprimée vient s’ajouter à l’inventaire non exhaustif ci-dessus dressé. Le contexte d’utilisation est différent, mais le vecteur graphique et polychromatique demeure le même. C’est ce qui engendre, peu à peu, sa dénaturation, son affaiblissement sémantique, son érosion symbolique. Peu importent ces considérations théoriques, si la jeune génération trouve en l’arc-en-ciel une figure de proue pour inviter et encourager leurs ainés à lutter contre et enrayer le développement du virus et la phobie de ses effets sanitaires à l‘échelle de la planète ! Par cette polychromie, les enfants créent et constituent une chaîne universelle et humaniste d’espoir en la victoire et au changement d’ère…

Philippe FAGOT

Arcenciologue

(1) « Tout ira bien », « Ensemble, nous serons forts », « Tout ira bien », « Restez à domicile », « Tout ira bien ».