Charlotte Perriand : Dijon la mémoire vive !

Quoi de plus actuel, de plus novateur que l’univers de Charlotte Perriand, artiste, architecte et designer (1903-1999) ? Aux hommes, on autorise toutes les potentialités. C’est loin d’être le cas de cette femme de génie, pas assez reconnue, qui a traversé tout le 20ème siècle, et possédait la maîtrise absolue des processus de ses créations ainsi que de leurs aspects techniques, économiques, financiers, philosophiques, sociaux… En un mot, elle pourrait rivaliser avec l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci. Vingt ans après sa disparition, Dijon a choisi de se souvenir… Dans le sillage de la Fondation Vuitton, qui consacre jusqu’au 23 février une grande exposition à cette femme libre, l’un des esprits-phares qui ont contribué à définir un nouvel art de vivre au même titre que Le Corbusier.

Charlotte Perriand a passé une partie de son enfance entre Savoie et Bourgogne. Au cœur de l’hiver, le CAUE de Dijon (Conseil d’Architecture, Urbanisme, Environnement) lui a rendu hommage (1). Autre marque de reconnaissance : les Dijonnais ont actuellement le loisir de découvrir à la boutique Epokhè la rétrospective de quelques-unes de ses œuvres – rééditées en exclusivité par l’Italien Cassina.

Pierre-Yves Lamblot, diplômé de l’Ecole Boulle et actuel responsable de l’enseigne située rue Verrerie, a installé un corner Charlotte Perriand qui traduit à merveille l’atmosphère d’une époque si libre : tables, étagères, tabourets, sièges et fauteuils, tout ici témoigne de l’art précurseur de Charlotte Perriand, qui a su, tôt dans le 20ème siècle, bousculer les codes de l’habitat ou du mobilier, tout en se démarquant du Bauhaus – autre grand mouvement allemand architectural et précurseur (2).

Après une période « boulon / tube métal » – tels l’iconique chaise longue basculante ainsi que le célèbre « Bar sous le toit », adaptations audacieuses des techniques industrielles automobiles ou aéronautiques de l’époque – Charlotte Perriand n’a cessé de se réinventer… Eminente collaboratrice de Le Corbusier, elle sut s’émanciper de l’emprise du maître tyrannique… Tout en étant proche du peintre Fernand Léger et d’un cercle d’avant-gardistes assez restreint, elle a réintroduit dans la création architecturale ou la conception de mobilier le savoir-faire des artisans, des éléments de l’art vernaculaire savoyard et bourguignon, le travail ancestral des matériaux comme le bois ou le cuir. On l’ignore trop souvent : en dépit de leur rupture, Le Corbusier lui avait donné carte blanche pour la décoration intérieure de la Cité Radieuse à Marseille.

Malgré une production assez abondante, il existe sur les marchés d’art international ou national peu d’originaux de Charlotte Perriand. Inutile de dire qu’ils pulvérisent les enchères de Tokyo, New-York ou Berlin ou encore l’Italie, comme l’a souligné Brigitte Durieux, historienne et expert en design industriel lors du débat qu’elle a animé dans les locaux du CAUE. La Dijonnaise est revenue à diverses reprises sur la dimension sociale, politique, profondément humaniste de cette femme de génie, iconoclaste sublime : « Charlotte Perriand a toujours placé l’homme, la nature au cœur de son œuvre ».

Proche du mouvement communiste et des idées de gauche répandues des années 30/60, elle a su inventer des modules d’habitat aux Arcs-en-Montagne inédits, fonctionnels et esthétiques. Ô le bond social ! Ces appartements si novateurs dans leur conception architecturale ou les matériaux employés étaient accessibles aux familles non issues des classes privilégiées.

On l’a compris : l’audace, la création sans tabou, la volonté de chambouler le jeu de l’establishment étaient fichées au plus profond de son être ! Charlotte Perriand, baroudeuse, alpiniste chevronnée, âme buissonnière, imaginait et dessinait la structure d’un meuble, après avoir contemplé un simple galet sur une plage, ou méditer sur la géométrie de branchages ramassés en promenade.

A diverses reprises, elle s’est rendue au Japon. Le patrimoine architectural épuré, la métaphysique du vide des Japonais, leur théâtre Nô, ont joué un rôle primordial tout au long de sa vie : elle y a puisé la philosophie et l’esthétique qui l’ont guidée dans l’aménagement d’espaces intérieurs, tout comme dans le concept de tables, de luminaires, de mobilier de rangement. Ses chaises Nô en sont l’expression la plus aboutie. De ce vide, de cette stylisation absolue des formes, elle a d’ailleurs écrit dans l’histoire de sa vie : « Le vide est tout-puissant ; il est la marque de l’essentiel ». Au cours de sa très longue et foisonnante existence, elle s’est adonnée à l’intensité absolue, mystique de ses couleurs favorites – rouge, bleu, jaune blanc. Se nourrissant du rôle libératoire et salvateur du vide, elle en a fait un laboratoire du vivant …

Marie-France Poirier

(1) Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) – Côte-d’Or, 1 rue de Soissons. Les particuliers tout comme les collectivités territoriales peuvent faire appel à cette structure, dont le directeur est Xavier Hochart.

(2) Les Nazis n’ont eu de cesse d’étouffer le mouvement du Bauhaus, y voyant « un art dégénéré ». D’autant qu’il comptait en son sein de nombreux architectes d’origine juive.

 

Un coup de cœur, un coup d’éclat !

Dijon. Année 1986. Marie-Christine Dugourd-Grandperret s’investit avec passion dans une exposition Charlotte Perriand et convie celle-ci, alors âgée de 83 ans, à la boutique Epokhè dont elle fut la très jeune fondatrice. Ce jour-là, la Dijonnaise fait un coup d’éclat, donnant la pleine mesure de son talent précurseur : elle remet en lumière – bien des années avant les expositions à Beaubourg, puis à la Fondation Vuitton ! – l’illustre designer sur le devant de la scène. Il faut dire que Marie-Christine aime jongler avec les challenges ! Écrasée par la renommée internationale des Jeanneret / Le Corbusier, Charlotte Perriand était à l’époque tombée dans une indifférence générale. Le mérite de Marie-Christine, c’est d’avoir fait partager à sa clientèle, au public dijonnais ainsi qu’aux étudiants conviés à cette rencontre le travail de la pionnière de l’art brut, qui a su embarquer jusqu’à l’abstraction géométrique les éléments naturels, le bois, la pierre ou les métaux.

Aujourd’hui à la retraite – elle a passé le témoin à son collaborateur Pierre-Yves Lamblot en 2019, Marie-Christine se souvient avec émotion de la venue de Charlotte Perriand : « Au début, elle s’est montrée très froide, me disant : « Je ne sais pas ce que je fais là ! Mais comme je suis gentille … ». Heureusement, elle a compris très vite la profondeur de mon engagement, l’intensité de ma démarche, d’autant que je lui avais fait la surprise de faire venir un architecte franc-comtois, André Maisonnier – avec qui elle avait travaillé dans le cabinet de Le Corbusier. Elle en a ressenti infiniment de joie, concluant que « c’était, là, une soirée affectueuse ! »

Et Marie-Christine Dugourd-Grandperret de se rappeler les mots percutants de la vielle dame à l’adresse des étudiants présents pour la circonstance : « Avec les nouveaux matériaux qui sont aujourd’hui à portée de main, qu’allez-vous en faire ? » A 83 ans, la créatrice lançait encore un appel à l’avenir …

M-F. P