Le premier plan nous montre un minot encore endormi dans son lit, au cœur d’une pénombre rassurante. Bientôt, le garçon est réveillé et la caméra détaille la chambre : les draps d’une blancheur impeccable, le manteau de la cheminée avec des bibelots modestes et des photos de famille, l’ouverture sur un paysage verdoyant à travers la fenêtre. Le petit déjeuner est servi par une vieille dame attentionnée – la grand-mère de toute évidence – qui s’inquiète de savoir si le garçon, déjà grand de taille mais encore enfant, a mangé suffisamment de tartines.
C’est l’Eden, probablement, l’Eden d’une enfance protégée et champêtre dans un monde protecteur. Cette impression « paradisiaque » est encore accentuée par la chanson de Trenet « Douce France » qui accompagne le générique en surimpression sur des vues du village où se situe l’action : la mairie, les ruelles, le cimetière, l’école et (petite pointe d’ironie qui nous suggère que le bonheur n’est peut-être qu’une apparence passagère) un monument aux morts orné de statues de soldats ivres de guerre et de haine.
Nous allons le voir, le bonheur du jeune héros ne va pas vraiment durer. Mais, en attendant, il vit sa vie d’enfant avec intensité et une extrême pureté. Oh, je n’entends rien par là d’angélique ni d’idéalisé. Car Daniel (c’est son prénom) est un enfant parfois brutal, souvent dominateur, qui fait très tôt l’expérience du mal : il frappe sans raison un camarade plus grand et plus costaud que lui mais dont il sait qu’il n’abuse jamais de sa force et évite de se battre, il tire avec un pistolet à bouchon sur le visage d’une fillette, il présente un tour truqué de fakir pour impressionner ses copains. Mais ces gestes gardent la candeur de l’enfance qui imite le monde et les attitudes des adultes sans que l’âme en soit souillée. Paradoxalement, Daniel est aussi d’une pureté totale dans son éveil à la sexualité, il accepte sans tricher son désir naissant qui, pour lui, n’est pas un trouble, mais une quête très claire d’érotisme comme façon de grandir et de devenir lui-même.
Le jour de sa première communion, dans la procession qui se dirige vers l’autel, il est ému par la fillette qui se trouve devant lui et il se colle contre son aube. « Je sentais mon sexe se durcir, je me suis serré contre elle » dit-il en voix off. Et tout au long du film, nous voyons Daniel multiplier les approches face à ses potentielles « petites amoureuses » : caresses sur des poitrines naissantes, longs baisers profonds au bord d’une route ou dans la pénombre propice des salles de cinéma. Mais, même à douze ou treize ans, elles ne parlent déjà que de mariage…
L‘autre grand désir de Daniel dans sa recherche d’identité c’est l’instruction, le savoir, l’éventualité d’une brillante carrière. Daniel est un enfant qui fait des bêtises, qui arpente les routes à vélo mais qui aime l’école, les études. Et c’est ce dont il sera privé. A la fin de sa première année de collège, brillamment réussie, sa mère qui ne s’était jamais manifestée jusqu’alors, vient le chercher. Elle est accompagnée de son amant, José, un homme dur et insensible.
Daniel doit alors quitter son Eden et suivre le couple à Narbonne, dans un Sud dépeint comme poussiéreux, desséché et frimeur dans les comportements. Le collège lui est désormais interdit. On le place dans un atelier de mécanique où, même là, il révèle son intelligence en improvisant, sans conseils, sans formation, des petites réparations efficaces. D’ailleurs, sa mère et le concubin de ladite ne l’ont peut-être pas placé là pour l’argent qu’il pourrait rapporter, mais surtout parce qu’ils ne supportent pas que le gamin puisse réussir là où ils ont tout raté. Comme beaucoup d’adultes, ils sont mus par le mensonge, le ressentiment, l’aigreur, le poids de leurs échecs. Mais leurs propos cyniques, amers ou pseudo-moralisateurs glissent, glissent sur Daniel qui les affronte de son regard calme, sérieux et volontaire – ce que les adultes minables appellent un regard insolent.
Et l’on devine que le petit amoureux poursuivra sans relâche sa quête du plaisir et sa quête du savoir.
Références : Mes petites amoureuses, France, 1974
Scénariste et réalisateur : Jean Eustache
Interprète : Le film repose presque tout entier sur les frêles épaules de Martin Loeb, présent à l’écran pendant quasi 90% de sa durée. Avec la clarté distanciée de sa voix, son maintien un peu compassé, son air sérieux, discrètement nostalgique, ses grands yeux lucides, il campe un Daniel inoubliable.
Non distribué à ce jour dans le commerce, mais disponible gratuitement sur Internet (visionnage et enregistrement).