C’est dans l’Erre : L’ombre d’un homme

 

Le professeur de lettres Crocker-Harris s’apprête à prendre une retraite anticipée pour raison de santé. C’est un homme usé, distant, amer et aigri. Cela se comprend : il n’aurait pas dû exercer un métier inepte et dévalorisé, notamment en prêchant les lettres, discipline archaïque et inutile, unanimement méprisée des entrepreneurs en marche et des bébés requins cyniques de Sciences-Po et de HEC. Il n’aurait surtout pas dû faire carrière dans une public school anglaise – une de ces institutions ultra-élitistes socialement, qui n’ont rien de public et où l’on dresse les rejetons de la gentry à la morgue, au mépris de classe et à l’outrecuidance distinguée. Le tout dans d’invraisemblables décors néo-gothiques et poussiéreux.

Le métrage dont Crocker-Harris est le héros, ou plutôt l’anti-héros, intitulé L’Ombre d’un homme, relève donc d’un genre très particulier, fort goûté du public anglo-saxon : le film de collège. Ethniquement parlant, le genre peut se diviser en deux catégories : d’abord, le film de collège british, rempli de morveux exclusivement masculins, arrogants et en uniforme, de professeurs excentriques ou crispés, de rituels ridicules mais sanctifiés précisément parce que ce sont des rituels ridicules, de châtiments corporels, d’amitiés particulières et de touche-pipi allusif. Mais, aux antipodes, se dresse le film de collège yankee, mixte, débordant de collégiennes à gros nichons et, dans les années 60, à coiffure choucroutée, d’adolescents plus boutonneux qu’un tableau de bord d’avion de chasse et descendant de leur bagnole en braillant du rock. Chaque catégorie a donc ses charmes particuliers.

Evidemment, L’Ombre d’un homme est indéniablement et spécifiquement britannique avec son personnage de Crocker-Harris dont on a l’impression qu’il s’est enfoncé un grand parapluie anglais dans le cul, en guise de colonne vertébrale, ce qui lui assure un maintien aussi rigide que compassé. Heureusement, d’ailleurs, qu’il bénéficie de ce renfort de squelette car c’est aussi un homme malade, et les assauts répétés de cette maladie, joints à un complexe d’infériorité croissant, en font un être cruellement amoindri – comme dirait Télérama dans ses grands moments de lyrisme compassionnel.

Peu de temps avant son départ, Cocker-Harris apprend par un collègue bien intentionné (c’est fou ce qu’il y a de collègues bien intentionnés dans les salles de profs !) que ses élèves le surnomment le Himmler de la Troisième A. Il devrait se réjouir : être comparé à Himmler, c’est une forme de reconnaissance, tout de même. Mais au contraire, il mesure avec désolation qu’il n’a jamais su se faire aimer de ces jeunes garçons. D’ailleurs, il est un peu tartuffe en réagissant ainsi, notre ami Croquette-Harris, car il s’est toujours montré d’une extrême sècheresse, affichant une autorité froide avec ses élèves, ne les punissant guère, certes, mais les accablant de sarcasmes cruels et spirituels à la fois. Il aimait s’en prendre particulièrement aux minots qui manifestaient quelques marques d’intérêt pour ses cours, voire quelques bribes de sympathie pour sa personne. C’était extrêmement rare, mais cela arrivait : les mômes sont assez masos. Les profs aussi.

Pourquoi tant de méchanceté chez notre lettreux ? Peut-être parce que sa femme, intéressée, dure, égoïste, et adultère (la totale…) a pris un plaisir cruel à le diminuer… Alors, à la veille de sa retraite forcée, Cricket-Harris semble un homme fini, « l’ombre d’un homme ».

Pourtant – Alléluia ! – un petit élève qu’il prend… en leçons particulières, le jeune Taplow, ne cesse, malgré les rebuffades, de lui vouer une confiance et une admiration sans borne (on est vraiment dans un film maso !) ; il lui offre même une traduction très cotée d’Eschyle par Robert Browning. En même temps, un de ses collègues qui a eu une liaison avec sa femme, pris de remords, se rapproche de lui. Crochet (du droit)-Harris ne lui casse même pas la figure. Au contraire, ces deux circonstances rendent à l’homme fini une certaine volonté de vivre et de lutter. Il avait préparé un discours de départ pédantesque et stéréotypé ; il le remplace au dernier moment par une improvisation chaleureuse, pleine d’un humour sans méchanceté qui lui vaut une immense ovation de la part du collège réuni. Il s’en contente, au lieu de demander une augmentation pour sa retraite. C’est beau, c’est con, c’est anglais.

Adapté d’une pièce de Terence Rattigan, le film présente tous les défauts du théâtre filmé : mouvements de caméra étriqués, plans et contre-plans statiques, jeu appuyé des acteurs, dialogues pesants… En plus, comme l’a déclaré jadis un critique, c’est traité avec goût !… Hélas !…

Michel Erre

 

Références : L’Ombre d’un homme (The Browning version »), G-B – 1951.

Réalisateur : Anthony Asquith.

Interprètes : Michael Redgrave, Jean Kent, Nigel Patrick.

Edité en DVD chez Carlotta.