Pourquoi diriger une PME est-il bon pour la santé ?

C’est un temps fort de la vie patronale départementale que cette assemblée générale annuelle de la CGPME qui se déroule ce 24 mars au château de Gilly et dont l’invité d’honneur sera cette année Olivier Torres, le spécialiste français de la santé des dirigeants qui présentera une conférence sur le thème « Pourquoi diriger une PME est-il bon pour la santé ? »
Olivier Torrès, professeur d’économie à l’université de Montpellier, est un chercheur qui a choisi de se pencher sur un sujet quasi vierge, mais qui concerne  tout de même 2 millions et demi de personnes en France : la souffrance patronale, un terme qui est apparu en janvier 2009 dans les colonnes du quotidien « le Monde » dans une tribune qu’il signa et où il dénonçait l’indifférence générale entourant la question de la souffrance des dirigeants de PME. La même année, il mit en place un observatoire de la santé des dirigeants de PME, Amarok, afin de mesurer l’état de santé des dirigeants, l’objectif étant d’évaluer comment se portent les entrepreneurs de PME, de diagnostiquer les causes de leurs souffrances et de réfléchir aux solutions à apporter.
C’est ce dialogue entre sourds et muets qui explique l’existence d’une zone aveugle que l’observatoire AMAROK cherche à investiguer : la santé des dirigeants de PME.
Olivier Torres, comment vous définiriez-vous aujourd’hui ?
Je suis pmiste, c’est mon préalable. Cela fait 28 ans que j’écris et que je publie sur le sujet. Je suis parti d’un constat, hélas assez dramatique, c’est qu’il y a des souffrances patronales.
J’ai expliqué que quand un salarié de France Telecom ou de Renault se suicide, ça fait la une des médias. Mais quand c’est un commerçant, un artisan, un chef d’entreprise qui met fin à ses jours, ce n’est plus un fait de société ça devient un fait divers. Ca fait un peu le buzz mais sans plus. Et encore, il faut que la mort soit spectaculaire pour qu’elle soit évoquée.
Pensez-vous que la souffrance patronale soit un sujet tabou ?
Surtout pas. On en parle peu parce que les intellectuels de la souffrance au travail pensent que cette dernière résulte d’un effet de domination laissant supposer, souvent de manière explicite, que le patron est le bourreau ou celui qui est à l’origine de cette souffrance.
Est-ce bien raisonnable d’entendre que, hiérarchiquement, les patrons sont des dominants et donc ils ne peuvent pas souffrir ? La souffrance patronale est inaudible car les « souffrologues » sont sourds à cette population, qu’ils tendent plutôt à diaboliser.
La souffrance des patrons, un oxymore ?
Sans doute. On n’a pas trouvé de termes particuliers pour désigner les maladies patronales. Pourtant, le chef d’entreprise il est comme tout être humain, il n’est pas en dehors des lois de la biologie. Il n’a pas de dispositifs d’alerte contrairement au salarié. Il n’a pas droit aux nombreux dépistages que propose la médecine du travail sauf quand il va emprunter de l’argent à la banque qui lui demandera toute une batterie d’analyses… Le chef d’entreprise n’a pas le temps de tomber malade ou alors peut être quand il est en vacances…
Je tente cependant de déconstruire un peu cette représentation pour mettre fin au discours du surhomme car nos études montrent que les patrons se rendent chez le médecin cinq fois par an en moyenne (toutes spécialités confondues), soit légèrement moins que la moyenne nationale.
Et ce sont les PME qui vous intéressent ?
Absolument. 99,84 % des entreprises en France sont des PME. Toutes les théories en économie et en management sont construites sur le modèle de la grande entreprise. Je vous défie de trouver des pages pertinentes sur la petite entreprise dans la pensée de Keynes ou de Marx. En fait, les PME sont partout sauf dans les livres.
En matière de santé au travail, il existe une lacune béante : on a très peu de statistiques sur la santé des patrons au travail. Les patrons, eux, ne passent pas de visite médicale d’embauche. Ils sont exclus de la santé au travail.
La loi de juin 1946 s’intéresse à la santé des salariés mais pas des travailleurs non salariés. Tous ceux qui sont agriculteurs, viticulteurs, artisans, commerçants, professions libérales… qui cotisent au RSA ou RSI, n’apparaissent pas dans l’écran radar. Comme s’ils ne travaillaient pas. Alors qu’on sait par ailleurs que ce sont les plus gros travailleurs de France qui ne connaissent pas les 35 heures. C’est pourquoi je n’hésite pas à dire que c’est une injustice. C’est la non prise en compte de l’économie réelle et la survalorisation de l’économie bureaucratique.
Et donc à la santé des petits patrons ?
J’ai décidé de m’intéresser à la santé des patrons. Des petits patrons surtout pas de Carlos Ghosn. Le moindre pépin de santé d’un dirigeant dans une PME est de nature à remettre en cause tout l’équilibre de l’entreprise alors que les disparitions de Christophe de Marjorie, Steve Jobs, Edouard Michelin… n’ont pas eu d’impact sur le fonctionnement de leurs entreprises.
Le sort d’une PME et de son dirigeant sont intimement liés dans un sens comme dans l’autre :  la mort d’un patron peut compromettre la survie de son entreprise, comme le dépôt de bilan affecter profondément le patron.
Je suis fier pour mon pays d’avoir des entreprises comme Michelin ou Danone. Je ne suis pas la version moderne de Pierre Poujade. Je suis simplement un chercheur. Constatant qu’il n’y a pas de santé au travail pour les travailleurs non salariés, j’ai créé une petite structure et j’ai tout construit de A à Z. J’ai posé la première brique, la seconde puis la troisième… Je suis parti d’une page vierge sur laquelle tout est à écrire. Avec Amorok, j’ai aujourd’hui 3 salariés. Je connais les joies de la cotisation à l’URSSAF, au RSI. Mon but est d’intéresser la société à la santé des petits patrons.
Vous parlez même d’injustice ?
La PME fonctionne sur un modèle de proximité. Les gens se connaissent et se reconnaissent. Cette proximité rend la gestion d’une crise comme une faillite ou un licenciement beaucoup plus sensible que dans le cas d’une grande entreprise dont les relations à distance sont la règle et de ce fait protègent les acteurs.
Le prof que je suis quand il appelle le ministère, il est un numéro. Dans les PME, c’est Olivier. La théorisation du monde de l’économie fait complètement fi de cette spécificité. Ce qui conduit à des aberrations extraordinaires. En voici un exemple : le 26 octobre dernier, un décret a été voté dans le cadre de la loi Hamon -du nom de cet ancien ministre qui, on le sait, n’est pas un grand connaisseur du monde de l’entreprise- qui stipule que les entreprises ne peuvent plus avoir plus de 15 % de leurs salariés sous forme de stagiaires. Bon, ça part comme toujours d’un bon sentiment. Vous vous appelez Renault, vous avez 130 000 collaborateurs. 15 % de stagiaires ça représenterait 19 500 postes. Une limite que vous n’atteindrez jamais et qui n’affecte donc pas les grands groupes. Par contre, vous êtes une start up à croissance rapide à Dijon, vous avez 20 salariés et vous ne pourrez pas prendre plus de 3 stagiaires. Voilà bien, au nom de l’égalité, une forme d’injustice. Le monde de la PME ne fonctionne pas sur ces normes, sur ces procédures.
Quelles sont vos premières conclusions ?
En six ans, on a suivi plus de 1 000 chefs d’entreprises un peu partout en France et nous sommes en mesure de dire qu’entreprendre, c’est bon pour la santé.
L’entrepreneur, il est face à du stress en permanence, à la solitude, à l’incertitude du carnet de commandes, mais il est moins en contrainte subie qu’en contrainte choisie. Il va s’infliger naturellement des doses de travail qui seraient considérées comme inhumaines si elles étaient appliquées à un salarié. Et c’est parce qu’il est libre que le patron va s’imposer ces rythmes parfois infernaux. Libre dans sa stratégie, libre dans ses décision… avec ce sentiment de maîtriser son destin. Et ça c’est bon pour la santé. Cet ensemble de facteurs de résistance salutogènes (bons pour la santé) que l’on prête aux entrepreneurs peuvent leur permettre de préserver et développer une bonne santé.
La médecine du travail a identifié depuis longtemps les principaux facteurs amplificateurs du phénomène de souffrance au travail : la solitude, le stress, l’incertitude et la surcharge de travail. Comment ne pas voir que tous ces facteurs sont ceux qui caractérisent le mieux les conditions de travail d’un patron de PME, bien plus encore que n’importe quel cadre ou manager d’un grand groupe ?
La société du XXe siècle s’est organisée sur la question du salariat, inventant toute une panoplie de sécurités : l’assurance maladie, l’assurance chômage, l’assurance vieillesse, l’assurance retraite. Ces filets de sécurité n’existent pas pour le travailleur non salarié. Ce qui l’expose considérablement car le jour où il se retrouve face à une impuissance soudaine, il peut craquer.
On travaille beaucoup sur la place des émotions dans le quotidien des patrons de PME. L’idée est d’identifier les émotions négatives et positives mais aussi leurs causes et leurs conséquences. Dans la famille négative, c’est le stress la principale émotion et Amarok a distingué deux facteurs de stress majeurs : le dépôt de bilan et les problèmes de trésorerie.
Le cauchemar absolu des patrons, c’est la faillite. Mais avant cela ils ont aussi l’angoisse récurrente de la trésorerie. Parce qu’une PME est une entité à l’équilibre fragile que des délais de paiement ou la perte d’un client important peuvent mettre en danger.
On peut résumer d’ailleurs le lien entre soucis d’argent et santé du dirigeant en une formule choc : « No cash, no sleep ». Le sommeil, ce grand lésé du quotidien patronal, constitue un indicateur sensible de l’état du dirigeant.
Concrètement, qu’est-ce que vous proposez ?
Il faut que la société invente les bases d’une politique préventive en faveur des entrepreneurs. Il faut créer des filets de sécurité adaptés à leur situation. Il ne s’agit pas de créer un impôt de plus pour créer une nouvelle sécurité sociale.
Avec l’observatoire Amarok, j’ai constaté qu’il y avait un risque de 10 % de burn out pour les chefs d’entreprises -ce qui n’est pas rien-. Le dirigeant, c’est l’homme clé et, outre le risque humain, il y a le risque social qui peut faire flancher l’entreprise. On voit bien que la prévention du burn out du dirigeant se pose avec plus d’acuité, non pas parce qu’il est plus exposé mais en raison du risque social.
Avec l’observatoire Amarok, je dispose d’une psychologue à plein temps. On a mis en place un numéro vert pour les dirigeants. C’est une solution très pragmatique et très concrète, un bon moyen de libérer la parole de la souffrance.
La CGPME, à Dijon, le MEDEF, à Toulouse, la FFB, à Paris, n’ont pas les moyens de payer à plein temps une psychologue. Par contre, acheter un forfait d’écoute de 12 heures, c’est largement dans leurs possibilités. Une quinzaine de fédérations en France ont déjà adhéré à ce dispositif.
Pour que les dirigeants de PME sortent de leur mutisme, encore faut-il que notre société ne soit pas sourde à leur détresse. En fonction de nos découvertes, on va proposer des solutions réalistes. Je me considère comme un acteur de la société civile qui ne rêve surtout pas de devenir une association d’utilité publique pour être sous l’égide de l’Etat, de ses énarques ou de ses polytechniciens beaucoup trop éloignés du monde la PME. Je préférerais qu’Amarok soit déclarée d’intérêt général ce qui permettrait aux privés qui nous aideraient financièrement de pouvoir le déclarer fiscalement.
Depuis le mois de janvier, on a mis en place, à titre expérimental, avec un financement du RSI,
dans le Gard et dans l’Hérault, une cellule d’intervention pour les commerçants et les artisans qui ont été victimes d’un braquage. Et un braquage pour un commerçant c’est comme un petit Bataclan.
Qu’est-ce qui transparait le plus dans vos études ?
C’est la solitude et l’isolement. Les chefs d’entreprise mènent une vie professionnelle très solitaire et peuvent rarement partager leurs difficultés et leurs états d’âme comme quand, par exemple, ils doivent se séparer d’un salarié.
Le drame de la PME, c’est sa petite taille. Peu nombreux, les membres de l’équipe sont plongés dans une proximité humaine qui peut donner à chaque événement une dimension émotionnelle forte. Ces étapes inévitables de la vie de l’entreprise sont vécues comme de vrais drames dont ils ne peuvent souvent pas parler.
Et puis les patrons s’enferment aussi dans une image narcissique qui les survalorise. Parler, et donc reconnaître ses souffrances, n’est surtout pas dissonant. D’où l’intérêt de ce numéro vert.
Propos recueillis par Jean-Louis PIERRE

Deux sources de stress
Selon une étude menée par le Conseil supérieur de l’Ordre des experts comptables et TNS Sofres, 63% des patrons de PME avouent éprouver du stress. De part cette étude deux sources de stress principales émergent. En effet, 69% des sondés expriment que le stress est généré par « l’évolution du carnet des commandes ». D’autre part, 67% des patrons mentionnent en deuxième position « la gestion du personnel » comme source importante de stress. Mais ce n’est pas la seule, à certaines périodes il peut y avoir saturation de par la multiplication des contraintes en provenance des clients, des institutions, de la banque… Le chef d’entreprise est sensé résoudre une équation originale et jamais stabilisée entre l’économique, le financier, la gestion du personnel et les opportunités et contraintes des environnements de l’entreprise. A certaines étapes de son parcours, le dirigeant peut aussi être confronté à la limite de ses propres compétences, à la difficulté de la poly­qualification. Il est appelé à évoluer lui‐même pour assumer la responsabilité des challenges qu’il a engagés, avec de forts enjeux personnels et financiers.
Amarok
Le but de l’association Amarok, fondée en mars 2010, est d’étudier les croyances et les comportements des dirigeants de PME, artisans et commerçants à l’égard de la santé physique et mentale, que ce soit leur propre santé ou celles de leurs salariés. Cet observatoire se donne comme double objectif de construire une passerelle entre les sciences du management et les sciences médicales et de sensibiliser l’opinion publique à l’importance de la santé des indépendants.
Le nom inuit d’Amarok a été choisi en référence à une figure mythologique esquimau : l’esprit loup. La légende veut que l’esprit loup protège le caribou, car il comprend qu’en le protégeant, il protège son écosystème.