(Derrière nos écrans de fumée, 2020) film américain de Jeff Orlowski (94 minutes).
Aller ou ne pas aller au cinéma, la question ne se pose pas. La propagation du virus n’aura pas permis la réouverture des salles obscures, pas plus que celle des théâtres ou des musées. Alors, devant nos petites lucarnes devenues de plus en plus grandes, nos moniteurs d’ordinateurs ou nos écrans de smartphones, nous patientons : à la recherche de pépites qui nous feraient oublier le sacrifice de la culture sur l’autel de « la » Covid. Oui, il parait que maintenant l’assassin est une femme !
Ces pépites, on parvient à les trouver, sous forme documentaire, sur la plateforme de streaming la plus populaire au monde. Ainsi, après « GREGORY » de Gilles Marchand, qui nous ouvrait à nouveau le dossier de l’affaire Villemin non élucidée, ou « CHAMBRE 2806 : L’AFFAIRE DSK », série glaçante de Jalil Lespert sur l’agression du Sofitel, je m’aventurai « derrière nos écrans de fumées ».
Le bal des repentis
Clap de début. Le documentaire THE SOCIAL DILEMMA nous donne à voir son dispositif : témoignages plein centre et face caméra, des grands acteurs et concepteurs des réseaux sociaux de la Silicon Valley. Jamais ces spécialistes ne se croiseront dans ce film, entre documentaire et fiction, où chacun reste isolé dans sa vérité. Comme dans un bal en solitaire. Le réalisateur Jeff Orlowski a convoqué un nombre impressionnant de militants, experts repentis de la baie de San Francisco. Parmi eux, Tristan Harris, ex-éthicien du design « Google », cofondateur du « Centre de Technologie Humaine », conscience de la Silicon Valley, ou encore Tim Kendall, ex-cadre « Facebook » et ex-président « Pinterest », enfin Jaron Zepel Lanier, compositeur et essayiste, père fondateur de la réalité virtuelle.
THE SOCIAL DILEMMA n’est ni manichéen, ni pessimiste. Oui, les réseaux sociaux ont permis de réunir des familles ou de trouver des donneurs d’organes, mais leurs concepteurs avouent n’avoir pas imaginé le revers de la médaille. « Quand on lance ces produits, ils finissent par nous dépasser ». Ainsi l’exemple récent de la « dysmorphie Snapchat », ce trouble psychologique causé par l’utilisation des filtres et autres masques virtuels sur différentes applications. A force de voir leur visage transformé sur leurs écrans, certains jeunes ont recours à la chirurgie esthétique pour ressembler à leur “moi virtuel”. Ce phénomène alerte logiquement les chirurgiens des pays anglophones. Mais ce n’est pas le plus grave.
Un capitalisme de surveillance
L’unique but des réseaux sociaux serait de garder l’utilisateur le plus longtemps possible sur son écran. On appelle ça « le capitalisme de surveillance » : un capitalisme qui réalise un maximum de profits en traquant tous nos faits et gestes, « business » moderne des entreprises technologiques. Un commerce de données humaines à une échelle industrielle. Ces marchés ont réussi à générer des milliers de milliards de dollars, transformant les firmes qui travaillent dans le marché de l’internet en entreprises les plus riches de l’histoire de l’humanité.
« Ces organisations savent quand vous regardez une image, et pendant combien de temps vous la regardez. » Mais que font-elles avec nos données ? Les revendent-elles ? Non ! Elles bâtissent des modèles capables de prédire nos actions. La plupart de ces entreprises ont trois buts principaux : « l’engagement », c’est-à-dire faire en sorte que vous restiez connectés le plus longtemps possible, « la croissance », afin que vous reveniez et incitiez vos amis à visiter la plateforme, enfin « la publicité » pour générer le maximum d’argent pendant que vous utilisez le service. Tous ces objectifs sont engendrés par des algorithmes qui ont pour mission de vous montrer quoi vous montrer.
Des génies du changement comportemental
Pour le chercheur Jaron Zepel Lanier : « On a créé un monde où être connecté en ligne prévaut sur les autres moyens de communication. C’est particulièrement vrai chez les plus jeunes. Et de ce monde connecté, à chaque fois que deux personnes échangent, un troisième acteur s’immisce dans leur conversation pour les manipuler et ainsi maximiser ses revenus. »
Des génies du changement comportemental apprennent à rendre ces technologies encore plus persuasives. Vous êtes conditionnés à faire une action sans même vous en rendre compte. « Nous sommes tous des rats de laboratoire, affirme Chamath Palihapitiya, ex-vice président de la croissance Facebook. Sauf que dans ce cas précis ce n’est pas pour guérir le cancer. Il n’y a absolument aucun bénéfice pour nous. Pour eux, nous ne sommes rien d’autre qu’une bande de zombies qui leur sert à gagner de l’argent. » L’intelligence artificielle est utilisée contre nous-mêmes, afin de comprendre comment fonctionne le cerveau humain. Le but est de nous manipuler psychologiquement le plus efficacement possible, avec en cadeau une dose de dopamine. Tous les réseaux sociaux fonctionnent de cette façon-là. D’après l’éthicien Tristan Harris, nous sommes passés d’un environnement où les inventions étaient de simples outils, à un environnement où ces outils favorisent l’addiction et la manipulation.
La démonstration est efficace. Tu peux alors éteindre ton portable et reprendre la lecture « papier » de Dijon l’Hebdo.
Raphaël MORETTO