Film français expérimental de Jean-Luc Godard (1h34), Palme d’Or spéciale du dernier festival de Cannes.
« Te souviens-tu encore comment nous entrainions autrefois notre pensée ?
Le plus souvent nous partions d’un rêve …
Nous nous demandions comment dans l’obscurité totale
Peuvent surgir en nous des couleurs d’une telle intensité
D’une voix douce et faible
Disant de grandes choses
D’importantes, étonnantes, de profondes et justes choses
Image et parole
On dirait un mauvais rêve écrit dans une nuit d’orage
Sous les yeux de l’Occident
Les paradis perdus
La guerre est là … »
L’étourdissante Cate Blanchett a rendu un vibrant hommage à notre helvète underground, en créant une Palme d’Or spéciale, afin de récompenser Le Livre d’image de Jean-Luc Godard : « Un artiste qui fait avancer le cinéma, qui a repoussé les limites, qui cherche sans arrêt à définir et redéfinir le cinéma », dit-elle. Toujours dit-elle, telle Marguerite Duras. Ou tel HFT : Hubert-Félix Thiéfaine, autre artiste initial et digital à la fois.
Déjà célébré par l’affiche bleue du 71èmeFestival International du Film de Cannes, reprenant la photo du baiser mythique entre Jean-Paul Belmondo et Anna Karina dans l’opus le plus rimbaldien de son auteur,Pierrot le fou(1965), Godard s’invite dans un palmarès où on ne l’attendait plus trop : entre une Palme d’Or académique remise au Japonais Hizokazu Kore-Eda pour Une affaire de famille et un Grand Prix militant décroché par Blackkklansman de l’américain Spike Lee.
Pour le cinquantenaire de mai 68, un vent de révolte a donc soufflé à nouveau sur une Croisette qui ne s’amuse plus guère. Une Croisette désertée par les stars : malgré Isabelle Adjani rayonnante pour Le Monde est à toiou Vanessa Paradis brillante avec Un couteau dans le coeur. Godard préfère quant à lui Isabelle Huppert ou Johnny. Un demi-siècle auparavant, il avait prononcé cette phrase devenue aujourd’hui mythique : « Je vous parle de solidarité avec les étudiants et les ouvriers, vous me parlez de travelling et de gros plan : vous êtes des cons ! ». C’en était fini du 21èmeFestival de Cannes !
Cinquante ans plus tard, le pape de la Nouvelle Vague, maître du collage et de la citation, est toujours là ! Dans son Livre d’image, Godard, comme a son habitude depuis sa veine philosophico-expérimentale, compose ses plans à partir d’images et de textes existants. Son cinéma a toujours été un cinéma de fragments, un cinéma-palimpseste. L’ex maoïste, depuis son JLG/JLG (1994), s’est spécialisé dans cet esprit radical et décalé. Le cinéaste engagé, inspiré et inspirant, évoque le Moyen-Orient, l’artisanat, la guerre …
Pour l’historien Bernard Eisenschitz, Godard dans son Livre d’image recrée « une matière picturale avec les diverses sources et formats. Déformé, recolorié, grossi par le grain, recadré. Bloquée toute séduction des images et aussi du texte, bégayé, chevroté, interrompu, recouvert. Dans les interruptions constantes être partagé entre ce qui est représenté et la machine du cinématographe avec son déroulement, ses perforations, sa décomposition. En retrouver le discontinu avec les moyens du numérique. La définition très juste et belle du contrepoint donne une clé. Vagues, flammes, bombardements, armées, l’histoire et le monde en spectacle tonitruant à la Dovjenko ou Vidor. Un grand flot symphonique. »
Un concerto de couleurs, de sons, d’images, de mots qui est aujourd’hui la marque de fabrique d’un de nos plus grands cinéastes, prêt à enterrer l’entertainment plus que de raison. Alors qui suivra encore JLG dans ses pérégrinations ? L’Eldorado ? Réponse dans les prochains jours.
Raphaël Moretto