Lionel Astenasio vit et enseigne la philosophie à Dijon au Lycée Hyppolite-Fontaine ainsi qu’à l’Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education. S’il a, comme beaucoup d’entre nous , découvert la philosophie en Terminale, elle est devenue son arbre de vie en Hypokhâgne, grâce à « un professeur bourré d’humour et de joie qui traitait en profondeur de grandes questions métaphysiques.» S’en suivront une agrégation, des thèses sur Spinoza et Bergson, puis un doctorat d’Etat consacré à ce dernier.
Tout le monde a bien sûr en tête l’un des plus célèbres ouvrages de Bergson, ne serait-ce que pour la résonance médiatique du titre : Le Rire. Si tout Bergson est dans Le Rire, il l’est tout autant dans ses autres grands traités à relire aujourd’hui, tels L’évolution Créatrice, Matière et Mémoire, Essai sur les Données Immédiates de la Conscienceou Les deux Sources de La Morale et de la Religion. Entretien avec Lionel Astenasio qui s’est fait une règle d’enseigner la philosophie en « se montrant amusant et gai. » Son autre adage ? « Vulgariser la pensée des philosophes sans les caricaturer ».
Dijon l’Hebdo : En quoi la pensée de Bergson trouve-t-elle un écho dans notre époque ?
Lionel Astenasio : « Henri Bergson est à mes yeux l’un des plus grands philosophes français ; il s’inscrit dans cette tradition de clarté, de rigueur qui est la caractéristique de tous ceux qui ont apporté – sous la direction de Diderot et d’Alembert – leur pierre à l’Encyclopédie du XVIIIe. Comme eux, Bergson traite de questions intemporelles qui traversent les générations. Mon rôle, c’est de démontrer ceci : parce qu’il est classique – et quel classique ! – il est moderne ! Il nous concerne par une conception du temps qui s’inscrit dans la durée. C’est un penseur actuel, car il traite de la liberté, du rapport de l’âme et du corps, des liens de l’homme au vivant… Un mot encore sur sa conception du temps : il n’y voit pas celui des horloges, mais celui d’une continuité de changements, celui de l’évolution créatrice. Chez lui, la durée se veut dans son essence une continuité ininterrompue du changement. En cela, Bergson est un philosophe de la joie. Sans jeu de mots, le gai savoir, que l’on découvre à la lecture de son œuvre, ouvre notre regard sur le réel. La gaité nous rend plus lucides, plus intelligents, alors que l’angoisse restreint notre champ de pensée. J’ajoute que pour Bergson, la joie n’a pas forcément un sens moral ou éthique. Il s’agit plutôt d’une fenêtre de compréhension sur le monde. Penser de façon rigoureuse, c’est vivre mieux… »
DLH : Dans ce 21e siècle numérique, technologique et fort peu métaphysique, quel enrichissement de l’esprit doit-on attendre de l’œuvre bergsonienne ?
L. A : « Je me suis attaché, par le biais de mon doctorat et de mes deux livres, à montrer que les questions morales, politiques et religieuses ont chez Bergson une portée à la fois intemporelle et universelle. De façon prémonitoire d’ailleurs, il établit une distinction entre une religion « ouverte » et une religion « close ». Il ne cesse de mettre en exergue le fait que la religion « véritable » n’a rien à voir avec les nébuleuses religieuses ou leurs dérives au service du politique et de l’intégrisme. De même pour lui, il y a dans chacun d’entre nous une âme « ouverte » et une âme « close » : et cette face obscure de nous-mêmes qu’il nous faut sans cesse combattre. Chez Bergson, comme chez Spinoza, le Christ constitue une figure centrale. J’insiste sur le fait que Bergson n’a cessé de souligner le côté joyeux et libre du Christ. De même, il ne cesse dans ses écrits de démontrer que la liberté s’exerce dans l’action, dans la rencontre avec son « moi » profond, procédant d’un choix dans lequel on se reconnaît tout entier comme l’a fait le Christ : en cela, je dis que la philosophie de Sartre ainsi que ceux qui l’ont suivi sur cette voie ( Gide, par exemple) sont à l’opposé de la pensée bergsonienne ! »
DLH : La vox populi a tendance à accuser la philosophie d’être à la source d’un hiatus avec la vie, ainsi qu’avec la science. Qu’en est-il de Bergson ?
L. A : « En ce qui concerne celui-ci, c’est totalement erroné ! Bergson n’a jamais livré la science aux spéculations philosophiques. Il s’est toujours préoccupé d’appliquer à sa pensée métaphysique la rigueur observée par les scientifiques ou les chercheurs. Il demeure le dernier des grands philosophes à avoir pu discuter et échanger avec Albert Einstein. Depuis, peu en seraient capables. Voilà pourquoi, on constate aujourd’hui un grave fossé entre les sciences et la philosophie. Bergson – pour s’être préoccupé de droit, de mathématiques, des sciences de la vie etc – est un esprit infiniment moderne, actuel. N’oublions pas tout ce qu’on lui doit d’être le penseur du changement, de la nouveauté, ainsi que de l’évolution créatrice ! Quant à la philosophie, elle devrait retrouver sa place centrale dans nos vies, dans notre réflexion. Ne nous trompons pas : les cafés, les ateliers de philosophie, c’est sympathique mais insuffisant. Parlons d’une simple base de lancement à une réflexion aboutie… »