L’anonyme de l’avenue Victor Hugo

 

Tout en haut de l’Avenue Victor Hugo, là où les jolies villas entourées de jardin fleuris cèdent de plus en plus de terrain aux immeubles en béton, on se souvient encore – du moins les vieilles gens – de Guy Chambrette, silhouette sans éclat, bouffarde à la bouche. L’homme aurait pu revendiquer le patronyme d’anonyme, tant il ne se distinguait en rien, si ce n’est par une immense tristesse rapportée de son service militaire dans une Algérie en proie à la guerre. Le jeune homme qu’il était en était revenu un adulte marqué à jamais. L’esprit englué dans des souvenirs violents, il était cloué dans l’angoisse, dans un mal-être profond dont le seul échappatoire était la création artistique. Tout comme ses allers-venues plusieurs fois par jour au centre-ville : on le voyait alors rejoindre d’un pas lent l’arrêt du bus qui le menait place Darcy, rue de la Liberté, rarement plus loin que le coin du Miroir. Peu disert, il répondait placidement en souriant à ceux qui croisaient son chemin.

Peu de Dijonnais savaient qu’il était peintre. Un peintre naïf, au talent dérangeant à la manière des enfants et à la palette aux couleurs vives et audacieuses. Voilà qui lui valut de faire des expositions dans la région et d’acquérir une modeste renommée parvenue jusqu’à nos jours. Le cirque, qui fut très remarqué lors d’un salon Art et Sport, est emblématique de l’ensemble de son œuvre. Les éléments du spectacle, les personnages, le clown et le Pierrot, sont en quelque sorte enfermés – plus que mis en scène – dans un halo de lumière qui éclaire la piste. Sa technique picturale d’aplats, simple expression de la peinture présente dans les images d’Épinal, en fait sa « patte »…

Il travaille de nuit, dans un garage, parfois dans le sous-sol de la galerie Bossuet en compagnie d’amis, dont l’homme à tout-faire de toute la rue du Chapeau Rouge, le dénommé Moustique. Il participe à plusieurs expositions dans l’hôtel particulier de l’influente Madame Gaston-Gérard, ou lors d’expositions-ventes aux enchères : sous le marteau du commissaire-priseur, les mises-à-prix triplent, quadruplent. En dépit de la joie – fugace d’ailleurs – de la reconnaissance de son œuvre,  les nuits insomniaques finiront par être le poison mortel qui mettra un terme à sa mélancolie chronique. Il partira sans bruit, à l’image de ce que fut son existence, à l’insu de tous. Il a peint des vignobles, des villages, toute une Côte-d’Or tourmentée, disjointe et partant dans des éclats de couleurs qui « sonnent » comme autant de coups de fusil. Aujourd’hui, Guy Chambrette est reconnu comme un « petit maître » de la peinture régionale en dépit d’un grand talent. Une sorte de mauvais karma le poursuit jusque dans l’au-delà …

 

Roger Loustaud