Raphaël a vu La Douleur

 

LA DOULEUR, film français d’Emmanuel Finkiel, d’après l’ouvrage de Marguerite Duras paru en 1985 chez POL, avec Mélanie Thierry, Benoît Magimel et Benjamin Biolay.

 

Juin 1944, la France est toujours sous l’Occupation allemande. L’écrivain Robert Antelme, figure majeure de la Résistance, est arrêté et déporté. Sa jeune épouse Marguerite (Mélanie Thierry), écrivain et résistante, est tiraillée par l’angoisse de ne pas avoir de ses nouvelles et sa liaison secrète avec son camarade Dyonis (Benjamin Biolay). Elle rencontre un agent français de la Gestapo, Rabier (Benoît Magimel), et, prête à tout pour retrouver son mari, se met à l’épreuve d’une relation ambiguë avec cet homme trouble, seul à pouvoir l’aider. La fin de la guerre et le retour des camps annoncent à Marguerite le début d’une insoutenable attente, une agonie lente et silencieuse au milieu du chaos de la Libération de Paris.

LA DOULEUR, le nouvel opus du réalisateur de VOYAGES et JE NE SUIS PAS UN SALAUD (déjà avec l’exceptionnelle Mélanie Thierry) débute comme un film historique classique, avant d’assumer son côté durassien : nous percevons les choses de manière fractionnée, puis nous recomposons nous-mêmes l’ensemble pour lui donner tout son sens dans la continuité. Le film d’Emmanuel Finkiel s’ouvre sur le beau visage en gros plan de Marguerite/Mélanie : le spectateur perçoit des fragments du récit de Duras en off, et c’est son monologue intérieur qui lui est donné à entendre.

 

« LA DOULEUR est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot écrit ne conviendrait pas. Je me suis trouvée devant des pages régulièrement pleines d’une petite écriture extraordinairement régulière et calme. Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte. »

 

En réalité, le texte de Duras est profondément composé, structuré, organisé. Le cinéaste le constate lui-même en adaptant une des œuvres les plus fortes de l’écrivaine à la voix si particulière, restituée magnifiquement par Mélanie Thierry : elle s’interroge sans cesse sur ce qu’est le manque en soi. La douleur n’est pas seulement celle d’une femme dans l’attente d’un homme qu’elle a aimé pendant qu’elle en aime un autre, elle est également celle d’un pays qui n’a pas su ou n’a pas voulu savoir.

 

« Les passants, toujours, ils marcheront au moment où j’apprendrai qu’il ne reviendra jamais. »

 

Mélanie Thierry a la classe nécessaire pour pouvoir porter à la fois les traces de la jeune Duras à l’époque des faits, et celles de sa maturité ultérieure. Depuis son rôle titre dans LA PRINCESSE DE MONTPENSIER (2010) de Bertrand Tavernier, l’ex-mannequin d’un mètre soixante ne cesse de prendre de l’importance dans le paysage cinématographique international, en parvenant à imposer sa patte loin des standards prescrits. La comédienne de trente-six ans parvient à incarner talentueusement la figure de la jeune Marguerite romantique, entièrement dans son émotion, et la Duras écrivain, beaucoup plus froide et réservée.

 

A ses côtés, Benoit Magimel, « l’homme à failles », est formidable dans la peau de l’énigmatique agent de la Gestapo, Rabier : aime-t-il Marguerite ou souhaite-t-il la faire tomber pour remonter son réseau de Résistance ? Duras elle-même est équivoque : à aucun moment le réalisateur ne cherche à la montrer plus pure qu’elle n’est. Elle conserve sa zone d’ombre, se montrant parfois égoïste ou habitée par des sentiments contradictoires. On sait qu’elle vivait déjà avec Dyonis quand Robert Antelme fut arrêté. Dans son récit, l’écrivaine convoquait Dyonis quand et comme ça l’arrangeait. Il n’avait pas de prénom. Finkiel réussit à rendre cette présence « amicale » la plus sensuelle possible, et ce grâce notamment à la personnalité complexe et  au charisme naturel du comédien et chanteur Benjamin Biolay.

 

Si le film est une magnifique galerie de portraits taiseux et subjectifs, il touche aussi à la vérité d’une époque toute entière. Pour rendre ce Paris anthracite des années quarante vu par les yeux de Marguerite, Emmanuel Finkiel fait appel au talent de son chef-opérateur Alexis Kavyrchine. Ce directeur de la photographie tourne beaucoup en lumière naturelle et adopte de longues focales afin d’annuler la profondeur de champ et donner de l’épaisseur à des plans flous et saturés. Le son a lui aussi une importance déterminante dans ce travail de reconstitution remarquable des quelques mois avant la Libération de Paris, avec son incomparable allégresse… jusqu’à la macabre découverte de l’extermination des Juifs, et celle des survivants qui arrivent, par petits groupes, gare d’Orsay.

 

Film politique, chronique pudique et romanesque, et splendide portrait de femme, LA DOULEUR est une magnifique adaptation d’une des œuvres les plus importantes de Marguerite Duras.

 

Raphaël Moretto