Affaire Grégory : « Une tragédie des temps modernes »

Lépanges, 16 octobre 1984. Grégory Villemin, 4 ans, est retrouvé mort, pieds et poings liés, dans la Vologne, une rivière des Vosges. C’est le début d’une des plus grandes affaires judiciaires françaises non résolues à ce jour. Jusqu’ici, aucun des nombreux coups de théâtre qui jalonnent l’affaire depuis 33 ans ne s’est traduit par une avancée significative dans l’enquête conduite par la gendarmerie. Le tout dernier en date de ces rebondissements ne semble pas échapper à un quasi retour à la case départ : Marcel et Jacqueline Jacob, grand-oncle et grand-tante du petit Grégory, sont remis en liberté le 20 juin dernier et placés sous contrôle judiciaire par la chambre d’instruction de Dijon. A l’origine de leur incarcération, qui a duré 4 jours et où aucun des époux n’est passé aux aveux, l’analyse des lettres du corbeau (ou des corbeaux) par des experts scientifiques. Valérie Antoniol a été chroniqueur judiciaire pendant 40 ans chez nos confrères du Bien Public. Elle est parmi les nombreux journalistes à avoir suivi l’affaire Villemin l’un des observateurs privilégiés, tant sur le plan judiciaire que sur le terrain dans les Vosges. Interview…

Dijon l’Hebdo : Quelle a été votre réaction lors de ce nouveau rebondissement, à savoir l’arrestation des époux Jacob ?  

Valérie Antoniol : « J’avoue que j’ai été étonnée, car jusque-là, Marcel et Jacquelin Jacob avaient été les « oubliés » de l’Instruction : ils n’ont été entendus qu’une seule fois, après le meurtre de Grégory. Et encore, ne leur avait-on jamais demandé de fournir le moindre alibi ! J’ai d’ailleurs pensé que les charges actuelles qui pesaient sur eux au dire des experts de l’écriture auraient peu de poids, en l’absence d’aveu. Ma conviction s’est trouvée renforcée lorsque j’ai su que Jacqueline Jacob arguait du droit au silence. Au cours de tous les interrogatoires de plus de trois décennies, aucun des protagonistes n’a jamais craqué. Les Laroche, les Villemin comme les Jacob constituent un huis-clos familial où la loi du silence prévaut face aux gendarmes, à la police ou à la justice ! J’ai écrit en 1994 dans un numéro spécial du Bien Public condensant les 7 semaines de débats à la cours d’assises de Dijon qui jugeait Jean-Marie Villemin pour le meurtre de Bernard Laroche – en qui, il voyait l’assassin de son petit garçon : « Qui a tué Grégory Villemin et pourquoi ? On ne le sera sans doute jamais. La violence des haines, les lettres d’un (ou des corbeaux), la rudesse des sentiments, l’absence de tout aveu, le non-dit également des habitants de ce village vosgien, bref tout concourt à ce que le meurtre de la Vallée de la Vologne aille rejoindre la liste des crimes inexpliqués, des grandes énigmes policières ».

DLH : Y-a-t-il d’autres facteurs qui ont joué en défaveur de la résolution de ce meurtre menée par la gendarmerie et la police ?

V.A. : « Oui, absolument. Cette affaire restera un mauvais exemple d’une enquête qui a dérapé à tous les niveaux. Déjà, parce que policiers et gendarmes n’avaient pas la même approche et poursuivaient des pistes différentes. Aujourd’hui, ce sont ces derniers qui investiguent. Il convient de dire qu’ils n’ont jamais abandonné ! Mais, cette suite ininterrompue d’épisodes judiciaires a été souvent terrible en ce qu’elle a démontré la faillite des institutions – presse, justice, gendarmerie, police – et qu’elle souligne une nouvelle fois la fragilité des expertises. Et ce, même si les experts scientifiques ont permis de grandes avancées. Elle a mis en lumière les incompétences, les manquements fondamentaux, l’aveuglement de certains magistrats dès le début de cette tragédie ; elle a été le miroir, hélas, de la vénalité tout comme de la fragilité des témoignages humains… »

DLH : Pourquoi ce drame dont a été victime le petit garçon émeut, fascine-t-il  de nombreux Français depuis plus de 30 ans ? Pourquoi a-t-il été et demeure-il l’objet d’une couverture médiatique toujours considérable ?

V.A. : « Oui, pourquoi ? Eh bien, pour deux raisons essentielles. Cet assassinat d’un petit garçon dépasse tout à fait la chronique traditionnelle des faits divers. Ce qui eût été le cas, si Grégory avait été victime d’un rôdeur, de parents maltraitants, d’un maître-chanteur… On aurait alors oublié jusqu’à son prénom, parce qu’hélas ce meurtre aurait relevé de la longue liste de crimes dits « classiques » dont ont été et dont sont l’objet de nombreux enfants. Mais là, il s’agit d’un acte perpétué par un ou plusieurs personnes appartenant au cercle familial et l’on en connaît depuis toujours le mobile : la jalousie vis-à-vis d’un couple qui s’était élevé dans la hiérarchie sociale et donc la vengeance envers le père Jean-Marie Villemin désigné par les membres du clan – et ça en dit long ! – sous le terme de « petit chef ». Cette dénomination reviendra comme un leitmotiv dès le démarrage de l’enquête. Et là, on tient l’un des éléments majeurs des ressorts d’une tragédie grecque. Bien entendu, en transposant les choses car il s’agit là de protagonistes appartenant au quotidien. On rejoint là les huis-clos du théâtre d’Eschyle, de Shakespeare ou de Racine. J’ajoute que l’intensité, la haine passionnée, et tout comme je l’ai dit au début de cet entretien, la rudesse des sentiments manifestés au cours de tous les interrogatoires contribuent à en faire une « tragédie du notre temps » fascinante. Car, peu ou prou, l’affaire Villemin condense à elle seule l’universalité des ressorts qui régissent les sociétés humaines… »

DLH : Trente ans après, on vous sent toujours vous-même habitée par ce drame. Vous en parlez avec beaucoup d’émotion ?

V.A. : « Oui, tout à fait. Plusieurs affaires que j’ai couvertes m’ont marquée, passionnée, m’ont permis de réfléchir. Je dirai même de voir plus loin en moi, en quelque sorte de devenir plus tolérante, en évitant de porter un jugement. Mais, j’avoue que cette affaire Villemin occupe dans mon esprit une place toute particulière. Dois-je avouer que, si nouveau procès il y a un jour, je redemanderai une accréditation pour suivre toutes les audiences… »

Propos recueillis par Marie-France Poirier