Je vous parle d’un temps…

En ce temps-là, quand je m’arrêtais à une station-service, un monsieur venait vers moi, me demandait courtoisement combien de litres d’essence je désirais, il nettoyait même mon pare-brise et je lui glissais la pièce après avoir payé la somme due. Aujourd’hui, j’insère ma carte bancaire, cachant de ma main le code au cas où des caméras mal intentionnées seraient placées on ne sait où, je fais le plein et je nettoie moi-même mon pare-brise, puis je repars sans jeter un œil au caissier, quand il y en a un, qui attend qu’un client éventuel vienne lui acheter des barres chocolatées…

En ce temps-là, quand je m’arrêtais au péage, je tendais mon ticket à un(e) préposé(e), je m’acquittais du montant et l’on me disait « merci, bonne route ». Aujourd’hui, j’ai un badge qui me repère à 30 ou 40 m et d’un simple bip le tour est joué, mon compte est débité et il n’y a même pas une voix de synthèse pour me dire « merci et bonne route… »

En ce temps-là, quand j’allais au restaurant et qu’une envie pressante m’amenait à descendre au sous-sol, une dame (pourquoi donc était-ce toujours une dame, allez savoir !) m’accueillait en un lieu qu’elle gardait propre et où elle veillait à ce que je ne manque de rien pour ce genre d’étape urgente. Je partais en laissant une pièce dans la soucoupe prévue à cet effet. Certes, nos échanges étaient minimes mais j’appréciais ce service. Aujourd’hui, quand il y a des commodités comme on les nomme, bien souvent je dois chercher la pièce de 20 ou 50 centimes qui ouvrira le sésame et j’hésite parfois à rentrer tant le lieu est repoussant en raison de l’incivilité de mes prédécesseurs ; et je m’estime bien heureux d’y trouver encore quelques feuilles de papier pourtant bien indispensable…

En ce temps-là, quand je prenais le métro, j’achetais mon ticket à un guichet tenu par un employé qui, au passage, me renseignait sur les correspondances. Puis je le tendais à un autre employé qui le poinçonnait en faisant un p’tit trou, comme le chantait Serge Gainsbourg. En ce temps-là, la RATP n’affichait pas 100 millions d’euros de pertes liées à la fraude. Aujourd’hui, pour ce qui est des correspondances, je me débrouille tout seul, un peu perdu face à des plans pas toujours évidents à lire, j’achète mon ticket à un distributeur puis le glisse dans un automate qui s’écarte juste le temps pour moi de passer, tandis que je regarde des gens certainement très pressés et infiniment plus souples que moi sautant allègrement par-dessus ces barrières…

En ce temps-là, quand je faisais mes courses à ce qui était déjà un supermarché ou une simple supérette, je déposais mes achats sur un tapis et je réglais directement une caissière que je connaissais un peu, j’échangeais quelques mots avec elle et bien souvent elle me signalait les promotions en cours. Aujourd’hui, je dépose mes achats sur un plateau, je scanne les codes-barres, je redépose mes articles sur un autre plateau qui, je suppose, fait la pesée pour vérifier que je n’en ai oublié aucun, puis j’insère ma carte bleue décidément devenue incontournable pour qui veut évoluer dans ce monde qu’on dit moderne…

En ce temps-là, lorsque je devais remettre un chèque à l’agence bancaire de mon quartier, j’allais au guichet où un(e) employé(e) remplissait le bordereau et la somme était portée au crédit de mon compte. Si j’avais besoin d’espèces, je tendais un chèque et l’on me donnait la somme demandée avec un sourire, le tout en échangeant quelques mots car nous nous connaissions. Aujourd’hui, je remplis moi-même mon bordereau, je le passe dans une machine horodatrice et le glisse avec le chèque dans une enveloppe, puis je le dépose dans une boîte idoine. Si j’ai besoin d’un peu d’argent liquide, ce n’est plus au guichet que ça se passe mais désormais devant un DAB qui, manifestement, sait tout de l’état de mon compte…

En ce temps-là, quand j’achetais une baguette de pain, la boulangère me rendait la monnaie et le tour était joué. Aujourd’hui, j’ai le choix entre présenter mon smartphone pour un paiement dit « sans contact » ou glisser des pièces ou un billet dans une machine qui me rend la monnaie, prétendument pour des questions d’hygiène, alors qu’il s’agit surtout d’accélérer la cadence et le flot d’une clientèle…

Je pourrais poursuivre ainsi des pages et des pages et pourtant, en ce temps-là, nous n’avions pas 5 à 6 millions de chômeurs et le vieux schnok que je suis avait plaisir à converser avec ces titulaires d’emplois qui, paraît-il, n’étaient déjà plus d’avenir. En ce temps-là, nous n’avions pas de beaux messieurs, bardés de diplômes dont celui – incontournable – de l’Ecole Nationale des Ânes, venant nous expliquer à grands renforts de plans foireux et fort coûteux qu’ils allaient trouver la panacée au problème du chômage pour peu qu’on veuille bien voter pour eux. Aujourd’hui, un candidat à la députation suprême nous dit qu’il faudrait taxer tous ces robots et toutes ces machines qui ont remplacé le travail des hommes et des femmes ; serait-ce l’aveu de l’acceptation d’un univers devenu kafkaïen ?

Pour ma part, j’avoue une certaine nostalgie de «ce temps-là» où il n’y avait pas de sots métiers, où tout le monde était heureux de travailler et où les mains d’or si chères à Bernard Lavilliers étaient encore respectées. Mais ça, c’était avant, avant que Pôle Emploi ne devienne le principal « employeur » du pays…