Dijon, place des terrasses

La politique de piétonisation patiemment poursuivie depuis une dizaine d’années dans le centre-ville de Dijon peut déplaire à bon droit aux riverains et aux commerçants, pour des raisons différentes. Elle peut même mettre en fureur les automobilistes, obligés de serpenter à n’en plus finir pour aller du point A au point B. Mais elle a bien sûr des bons côtés. Dont la floraison des terrasses, dès que les premiers rayons printaniers font sentir leurs effets.
Et il faut se souvenir qu’il y a quelques années, ce sont les cars de tourisme qui se faisaient bronzer l’été place de la Lib, place désormais parsemée en rangs serrés des terrasses de tous les établissements ayant fleuri sur son pourtour. Dijon est bien devenue la place des terrasses, et la capitale des Ducs de Bourgogne n’a rien à envier à des cités méridionales situées bien plus au sud.
L’arrivée du printemps se fonde sur un ensemble de rites de passage nous éloignant doucement de l’hiver. Il y a eu le changement d’heure, qui a étiré et adouci les soirées. Et il y a ces terrasses, où l’on se surprend à lézarder, parce que le fond de l’air le permet, et qu’il est printanier. « Se faire une terrasse » est un petit plaisir pourtant majuscule qui nous transforme en cigales et nous permet des moments buissonniers, volés au quotidien trépidant. Déambuler dans le centre-ville de Dijon permet à l’épicurien d’aller de terrasse en terrasse, Darcy, Rep’, Libération, Emile Zola, on a plus que le choix. D’autant que toutes les rues adjacentes ne sont pas en reste, et profitent parfois d’un petit carré de trottoir pour prendre leurs aises. Trois tables, un parasol, et le tour est joué.
Notre modernité citadine avait transformé la plupart des places publiques en parkings. Il fallait alors trouver d’autres lieux urbains où les passants puissent encore, à leur guise, s’asseoir, se retrouver, ou juste se poser. Les terrasses de café se substituent à ces places défaillantes, vides de vie et souvent pleines de voitures. Elles détournent la rue de manière heureuse, en en faisant un lieu de spectacle et de plaisir, un théâtre qui ne dit pas son nom.
Loin d’être le lieu futile que l’on pourrait voir en elle à courte-vue, la terrasse est à la ville ce que la plage est à la mer : une frontière, le lieu intermédiaire où deux univers se rencontrent. Espace médian, la terrasse de café est par nature ouverte : à la conversation, au rêve, à la lecture, aux jeux de regards. On y jouit de l’instant, et d’une paresse assumée, comme une échappée belle dans le flot du quotidien. Les fourmis se font lézards.
En ville, on subit souvent les éléments, qui sont contraignants. Le soleil incommode, le vent s’engouffre dans les cols, et quand on a oublié son parapluie, il n’y a vraiment que dans les publicités que la pluie est romantique. Sur les trottoirs, par définition, on « trotte » toujours. Installé à une terrasse, par contre, on convie ce soleil et ce vent à venir nous offrir juste un peu de plaisir. La terrasse représente ce lieu et ce moment rares dans l’agitation de la ville, où l’on s’arrête, pour retrouver quelque chose ou quelqu’un qui nous ont donné rendez-vous : des amis ou un bon bouquin, ses habitudes ou la brise du soir, ou mieux encore, soi-même et ses songes feutrés… Les rites sont parfois intérieurs, et nous sommes les seuls à nous convier à une petite célébration intime. Son « petit noir », son journal, et une demi-heure devant soi, surtout…
Les théâtres dijonnais n’échappent pas à cette règle : on y flemmarde, on y drague, on y « mate », on y lit, on y refait le monde… En sortant de la fac ou du bureau, avant le restaurant, c’est aux terrasses que l’on vient se poser un moment, pour juste humer l’air du temps et l’air du soir, l’air de rien, en attendant le soir, et l’été. Finalement, la terrasse constitue un lieu de résistance à la productivité caractérisant notre époque, elle est une parenthèse à contre-courant qui instaure une « pause lenteur », quand tout file trop vite par ailleurs. Dijon, rarement trépidante, souvent lente, sait prendre son temps, comme ses terrasses.
Pascal Lardellier