Un nouveau chemin de Damas pour Mary

La rédaction de Dijon l’Hebdo a accueilli durant plusieurs semaines Mary Isaa. Enfin nous devrions écrire : la rédaction a eu le bonheur d’ouvrir ses portes à cette journaliste syrienne qui a été victime du régime de Bachar el-Assad. Eu égard à ses activités de freelance, écrivant notamment pour le quotidien Al Quds al Arabi, basé à Londres, ou encore pour le journal libanais Al Safir, elle a été arrêtée à Damas. Elle est restée enfermée un mois parmi les prisonniers politiques. Son mari médecin, qui avait, quant à lui, soigné des résistant au régime, a subi les mêmes affres. Si bien que ces parents de trois enfants ont décidé de quitter leur pays : ils font ainsi partie des plus de 6, 5 millions de Syriens qui ont fui depuis le début de la guerre civile et le « printemps arabe ». Selon les chiffres de l’ONU, rappelons que plus d’un réfugié sur quatre dans le monde est originaire de ce pays. C’était en 2013 et, après être resté plus de 4 ans en Irak, ils ont rejoint la France, où ils ont obtenu le statut de réfugiés politiques, et se sont installés dans la métropole dijonnaise. Une métropole où rayonne la Compagnie Grenier 9, dont la directrice artistique, Leyla-Claire Rabih a décidé d’éveiller les consciences quant aux drames vécus par ces millions de Syriens. Sa dernière pièce, Traverses, qu’elle a présentée à l’Atheneum, expose ainsi la souffrance de ceux qui abandonnent tout pour survivre et pour renaître dans un autre pays. La journaliste Mary Isaa est allée, pour nous, à la rencontre de cette artiste… Et l’émotion fut évidemment au rendez-vous. Vous pouvez découvrir, dans cette page, l’interview de la metteure en scène dijonnaise qu’elle a réalisée ainsi que le compte-rendu de la pièce qui l’a touchée au cœur.

La rédaction

Leyla-Claire Rabih : « Le théâtre sert à réveiller les consciences »

Mary Isaa : Pouvez-vous en quelques mots vous présenter ?

Leyla-Claire Rabih : « Jai l’habitude de dire que je suis de père syrien et de mère française, que j’ai vécu en France, en Algérie et en Allemagne, que je me sens à la maison dès que la mer méditerranée n’est pas loin, quand on sent le jasmin, qu’on voit les lauriers roses, et que la lumière de la fin d’après-midi est reconnaissable : à Marseille, à Athènes, à Beyrouth ».

Mary Isaa : Quelles sont les études que vous avez effectuées et pourquoi avez-vous choisi le théâtre ?

L. C-R. : « Jai commencé par faire des études de littérature en France, mais je faisais déjà du théâtre dans des ateliers. Et puis la faculté de littérature ne m’a pas plu parce qu’elle formait des professeurs et que je ne voulais pas être professeurje voulais faire du théâtre pour parler aux gens, être en contact avec le monde, pour PARLER du monde. Donc j’ai changé duniversité pour faire des études théâtrales, puis j’ai fait une école de mise en scène à Berlin, qui était l’école de Brecht et j’ai appris au contact des Allemands de l’Est, qui avaient une conception du théâtre au service de la société, et pas seulement comme divertissement. J’ai travaillé d’abord en Allemagne, puis en France ».

Mary Isaa : Vous avez vécu la majeure partie de votre vie en France, pourtant la Syrie occupe désormais le cœur de votre travail…

L. C-R. : « J’ai toujours travaillé sur des textes contemporains, des textes d’auteurs vivants, car je m’intéressais à la façon dont les auteurs traduisaient la complexité du monde dans lequel nous vivons au théâtre. Parce que le théâtre mintéresse pour ça : partager la complexité du monde !

Je ne suis allée que quelques fois en Syrie, en vacances, quand j’étais petite, la Syrie c’était à la famille et en même temps, depuis la France, la Syrie m’apparaissait comme une grande prison, comme quelque chose de dangereux. J’ai découvert la douceur et la chaleur des Syriens une fois adulte. Quand la Révolution a commencé en Syrie en 2011, j’étais bouleversée, très inquiète pour les gens, horrifiée par les violences du régime, mais j’ai aussi découvert un peuple, avec des gens qui rêvaient, qui pensaient, qui luttaient. Je peux dire que j’ai découvert la Syrie grâce à la Révolution et à travers la destruction du pays hélas. Au bout d’un moment ce n’était plus possible de ne pas parler de la Syrie au Théâtre ! J’ai fait plusieurs spectacles autour de la Syrie : en 2013 « Lettre syrienne, lettres d’exil, », et en 2017 « Chroniques d’une révolution orpheline », à partir de trois textes de l’auteur syrien Mohammad Al Attar. Ces textes éclairaient les moments de la révolution : le soulèvement, la répression, puis la guerre civileen gros la période 2011-2013, et je voulais raconter au public français ce qui se passait là-bas ».

Mary Isaa : Avez-vous perdu des personnes de votre famille dans la guerre ? 

L. C-R. : « En 1982, oui, mais je ne les connaissais pas bien. Mais depuis 2011, non, la famille était souvent discrète, et non pas engagée politiquement. Les enfants étaient à l’abri, souvent envoyés pour travailler à l’étranger… »

Mary Isaa : Avec Traverses, vous réalisez à partir d’entretiens avec des immigrés syriens une pièce merveilleuse qui sait toucher le cœur des spectateurs. Pensez-vous que le message a atteint le public français ?

L. C-R. : « Depuis 2015, je suis fascinée par la force des communautés syriennes qui se battent pour recommencer leur vie à l’étranger, qui se battent pour leur droits et leur existence, avec force et intelligence. J’ai commencé par faire de nombreux ateliers de théâtre en France avec des personnes exilées, autour de leur parcours, car je pense qu’il faut raconter toutes ces histoires. Puis j’ai commencé de faire des interviews avec des réfugiés syriens au Liban, en France et en Grèce. Avec une question qui m’intéressait : comment cette expérience de l’exil a changé l’existence mais a changé aussi les personnes ? Qu’est-ce que les gens ont gagné ? En force, en réflexion, en liberté. J’ai beaucoup de respect pour toutes ces histoires. Les gens se sont battus pour échapper, soit à la répression, soit à la guerre, soit aux difficultés sociales de la vie des réfugiés en Europe, et ils sont devenus plus libres ! C’est cette émancipation que je voulais raconter. Je voulais rappeler au public français que les migrations font partie de l’histoire de l’humanité. C’est pour cela que dans le spectacle, nous faisons un parallèle entre les histoires des réfugiés syriens et les parcours de nos familles qui viennent du bassin méditerranéen : cest aussi une façon de rappeler qu’en France, 25% de la population a des origines étrangères et s’est intégrée peu à peu à la société française. Et qu’il faut se battre ensemble pour une société diverse, ouverte et tolérante. Car en Europe on voit monter un discours intolérant qui m’inquiète ! »

Mary Isaa : Vous êtes une amoureuse de la liberté. Pensez-vous que les messages que vous faites passer avec votre art puissent être entendus ?

L. C-R. : « Oui je crois bien ! En tous cas, le théâtre est pour moi un endroit pour poser des questions, partager des réflexions et des émotions et avancer ensemble, avec le publicDans toutes les sociétés totalitaires, le théâtre a été surveillé ou interdit, c’est donc la preuve quil sert à unir les gens, à veiller les consciences dans le meilleur des cas… Et peut être que les décideurs entendent un peu ! »

Mary Isaa : Quels sont vos projets pour l’avenir ?

L. C-R. : « C’est un peu tôt pour en parler, il me faut beaucoup de temps pour concevoir et construire un spectaclece sont des processus très longs… d’abord nous allons jouer Traverses au Festival Sens interdits à Lyon en octobre puis à Paris en novembreensuite on verramais je veux continuer ce travail documentaire sur la diaspora syrienne : quelle nouvelle société syrienne est-on en train de construire pour l’avenir ? »

Chemins de… « Traverses »

Traverses est une pièce de théâtre de Leyla-Claire Rabih dans le cadre d’un projet documentaire et intimiste autour des migrations syriennes et de la diaspora. Elle a été jouée du 20 au 23 mai à lAtheneum de luniversité de Bourgogne à Dijon. La metteure en scène Leyla-Claire Rabih porte en son cœur le drame de la Syrie depuis le début de la révolution en 2011 qui s’est tragiquement transformée en une guerre dévastatrice. Elle s’est intéressée à la question des réfugiés, elle et son équipe ayant mené nombre d’interviews avec des réfugiés syriens dans plusieurs pays au Liban, en Grèce, en France particulièrement à Dijon depuis 2015. Le spectacle commence par une discussion normale entre Leyla et les acteurs, Philippe Journo et Elie Youssef. La metteure en scène propose une carte du monde comme si elle essayait de mesurer étape par étape la souffrance des immigrés syriens laissant leur culture et leur patrie pour avoir une vie normale au-delà des traumatismes. Ensuite, les interviews avec les migrants syriens sont diffusées, les unes après les autres. Lorsque les personnes racontent leurs récits, seules les mains sont filmées, rendant à la fois plus intimes et universels les témoignages collectés. Pendant les interviews diffusées en arabe, les acteurs traduisent simultanément ces propos de manière étonnante et émouvante, dans un geste très théâtral. Tout le monde ressent alors qu’il est concerné par les questions posées sur scène : qui sommes-nous, qui sont-ils, et pourquoi toute cette misère dans ce monde ? Des moments chargés de douleur et d’émotion provoquent à la fois des larmes et des applaudissements, témoignant ainsi l’affection et la sympathie du public, comme si le monde n’était qu’une seule et même communauté, une grande famille. L’atmosphère s’est détendue au moment où la réalisatrice a servi des tasses de café arabe. Cest très important en Syrie car c’est une façon de remercier et de dire combien cette solidarité est réconfortante. Leyla-Claire Rabih a permis à travers cette pièce aux réfugiés de raconter librement et sincèrement leurs récits et leur souffrance. La souffrance de ceux qui abandonnent tout pour survivre et pour renaître dans un autre pays.

Mary Isaa