Jacques Tourneur (1904-1977) est un des rares cinéastes d’origine française à avoir fait une véritable carrière à Hollywood, travaillant pour les plus grandes Majors (MGM, RKO…) et avec certains des producteurs les plus personnels, les plus originaux comme le fameux Val Lewton, amateur passionné de littérature, d’étrange et de rêverie. Homme discret dans sa vie et son travail, Tourneur a mis souvent son immense talent au service de films de genre (policiers, westerns, films de guerre, d’aventures maritimes ou de terreur) au point que les sots l’ont parfois considéré juste comme un habile faiseur de série B.
Or, sous son style discret et épuré, se trament souvent de véritables chefs-d’œuvre riches de visions étranges et d’un imaginaire labyrinthique, flamboyant ou subtilement inquiétant. Sur les quelque dix-huit films qu’il a dirigés au long de sa carrière, aucun ne peut laisser indifférent. Mais, comme le grand public de l’époque, j’ai un faible pour les trois premières œuvres marquantes de ses débuts – que l’on désigne parfois sous la formule de « Trilogie de la peur » : La Féline (Cat People ; 1942) ; Vaudou (I walked with a zombie ; 1943) ; L’Homme léopard (The leopard man ; 1943).
Et j’apprécie plus particulièrement Cat People (La Féline), tourné avec un budget dérisoire, qui, lors de sa sortie, avait battu en nombre d’entrées, et à plate couture, la grosse et coûteuse machinerie d’Orson Welles, Citizen Kane, programmée juste une semaine auparavant. Les raisons de ma dilection pour l’œuvre de Tourneur sont multiples. D’abord, son thème est celui (toujours passionnant) de la métamorphose – et notamment de la métamorphose de la femme en félin, en panthère. Ensuite parce que cette transformation surnaturelle n’est peut-être que la métaphore de la nature profonde de la femme, fauve et douce, cruelle et enchanteresse, chatte et classe.
Chez Tourneur, la femme chatte ondule sous les traits de Simone Simon, fabuleuse actrice française révélée avant-guerre dansLa Bête humainede Jean Renoir. Avec ses galbes à la fois généreux et fluides, avec son visage singulier qui évoque irrésistiblement le minois d’une féline farouche, l’actrice impose une moue ambiguë, entre extrême innocence et malignité immémoriale. La moindre de ses expressions trahit mieux que tout dialogue la double nature du personnage : pure jeune fille et prédatrice féroce.
Car Simone Simon incarne ici Irena Dubrovna, jeune américaine d’origine serbe qui travaille dans le dessin de mode et semble a priori modeste, moderne et raffinée. Mais en même temps elle est persuadée qu’elle descend d’une race de femmes panthères qui régnaient aux temps anciens, où une partie de la Serbie se vouait à la sorcellerie, au culte du diable et de l’animalité sauvage. Son atavisme la pousserait à se changer en bête pour déchirer de ses crocs les hommes qu’elle aime, surtout au moment de l’acte charnel, et, bien sûr, à dévorer ses rivales.
Un Américain élégant, Oliver Reed (Kent Smith) tombe néanmoins amoureux de la créature et ne tarde pas à l’épouser. Irena l’a pourtant informé de son identité profonde et refuse, par précaution, de se livrer à lui avant de « mieux le connaître ». Oliver pense que les hantises de son aimée ne sont que des craintes irrationnelles, résultant d’obscures légendes dont le récit l’aurait traumatisée pendant son enfance. Mais il n’en est rien. Irena est bien une femme fauve, une cat people.
Enfin, on peut le penser sans en être tout à fait sûr. Car on ne voit jamais la jeune femme se muer en panthère et la plupart des éléments inquiétants qui la caractérisent peuvent trouver, sauf à la toute fin du film, une explication rationnelle. Dans La Féline, nous nous trouvons au cœur de l’ambiguïté, de l’indécision mystérieuse, de l’indiscernable. Rien n’est montré, rien n’est souligné, tout est suggéré dans un univers d’ombres mouvantes, de chuchotements et de murmures où se dessinent confusément les méandres de la psyché féminine et de l’âme, innocente autant que tourmentée, des monstres…
Des monstres chez Irena. Des monstres en nous.
Références :La Féline (Cat People), USA, 1942
Extraordinaire noir et blanc du chef-opérateur Nicholas Musuraca
Edité en DVD aux éditions M Montparnasse.
Notule : Le film de Tourneur a fait l’objet, en 1982, d’un remake balourd et tout à fait dispensable, malgré la présence de l’adorable Nastassja Kinski
Ah j’oubliais, c’est un film que j’aime dévorer !