L’ENFANCE D’IVAN

Russie, sur les bords du Dniepr, 1942 (peut-être 1943…)

Au tout début du film, avant même le générique, on entend résonner le chant naïf et obsédant du coucou. Au cœur d’un paysage printanier, filmé dans un noir et blanc soyeux, gambade un gosse de onze ou douze ans. Les yeux largement ouverts, il s’émerveille de la nature vibrante où il baigne : lueurs miroitantes sur l’eau du fleuve, ombellifères graciles, envols de papillons, ombrages transpercés de rais de lumière. On se croirait en Paradis. Riant de bonheur, jambes et torse nus, les cheveux d’or pareils à une auréole, le gamin est ébloui. Il est aussi éblouissant, d’une beauté angélique, presque surnaturelle.

Bientôt, il rejoint sa mère, près du puits familial. C’est une belle femme slave, aux formes accomplies, au sourire rayonnant de tendresse, une allégorie de la terre charnelle et de la fécondité. Le petit archange la quitte un instant des yeux pour boire à même le grand seau d’eau fraîche juste tirée du puits. Une rafale d’arme automatique déchire alors l’harmonie envoûtante du moment. Et l’univers bascule.

C’est la scène inaugurale, magnifique de lyrisme, de L’Enfance d’Ivan, le premier long métrage (1962) de l’immense cinéaste russe Andreï Tarkovsky… Quand a cessé le bruit du tir, nous retrouvons brusquement le môme qui se réveille en sursaut, dans un vieux moulin désaffecté. On comprend que la séquence précédente était un rêve, ou plutôt un souvenir transposé en songe – le souvenir d’un passé heureux qui ne reviendra jamais plus.

L’enfant (on apprendra plus tard qu’il se prénomme Ivan) est métamorphosé. Noir de crasse et de nuit, hirsute, menaçant, effrayé et effrayant, les vêtements souillés de boue, il n’est plus qu’un ange déchu, changé en une sorte de rat de champ de bataille. Le fleuve lui aussi a changé, il a débordé, s’est mué en un marécage mortifère, parsemé d’arbres calcinés, de carcasses de machines agricoles ou de pièces d’artillerie abandonnées.

Le garçon patauge dans ce marécage, puis traverse en nageant l’immense fleuve, arrive enfin à un avant-poste russe où il exige de joindre au téléphone l’état-major local. Le juvénile et un peu niais lieutenant qui l’a pris en charge hésite d’abord avant de prendre une telle initiative, mais le mioche prend vite l’ascendant sur lui, le coup de téléphone est donné et débarque bientôt un capitaine, Kholine, style corps-franc, aguerri et peu conformiste : en fait, l’officier traitant d’Ivan qui remplit de périlleuses missions d’éclaireur sur les arrières ennemis et qui revient précisément de l’une d’entre elles.

La famille d’Ivan a été massacrée par les nazis. Interné dans un camp par les Fritz, sauvagement battu (son dos, comme son âme, est couturé de cicatrices), il est parvenu à s’enfuir. Il a finalement rejoint un régiment en première ligne, qui semble spécialisé dans la reconnaissance et les coups de main. Son instinct rusé de renardeau, sa capacité à se fondre dans le paysage et à passer inaperçu pour traverser les lignes ennemies l’ont rendu très utile pour des missions de renseignement. Mais ses supérieurs, notamment le lieutenant-colonel Griaznov, commencent à éprouver des scrupules à utiliser un enfant si jeune pour des missions si dangereuses. Ils décident de le renvoyer à l’arrière et de le scolariser dans une école de cadres.

« Pourquoi pas le jardin d’enfants ? », s’exclame furieux le garçonnet qui refuse, farouchement de déserter son rôle. Car justement Ivan n’est plus un garçonnet ; est-il encore un être humain ? L’excès de souffrance, la perte de sa famille et de ses repères, l’impossible deuil en ont fait une boule de nerfs et de haine, un ange de la colère, obsédé par la seule idée de venger les siens, de contribuer à tuer le plus d’Allemands possible.

Pour lors, Ivan réussit à convaincre ses supérieurs de le laisser entreprendre une dernière expédition. Elle lui sera fatale, bien sûr – car l’Histoire, ici, obéit à la logique simple et implacable de la tragédie, à la force du destin qui s’acharne sur les innocents, les idiots dostoïevskiens, les enfants que l’on sacrifie ou, pire peut-être, qui se sacrifient. On apprendra bientôt qu’Ivan a été capturé, pendu, après avoir subi d’atroces tortures. Pourtant, dans une ultime séquence onirique, on revoit le garçon jouer le long du fleuve, avec ses camarades et sa petite sœur (elle aussi naguère assassinée par les « Boches »), dans un déluge de lumière étincelante : aurait-il enfin trouvé son Paradis ?

Vous l’avez compris, j’espère, L’Enfance d’Ivan, n’est pas un film que je déteste. Et je me demande s’il existe aujourd’hui l’équivalent d’Ivan. Peut-être un petit Kurde se battant à la fois contre Daech, les hordes turques d’Erdogan et les bourreaux du Boucher de Damas…, soutenus par la Russie. L’Histoire est parfois ironique.

Michel Erre

Scénario : Vladimir Bogomolov, d’après ses propres souvenirs d’enfant éclaireur pendant la dernière guerre

Edité en DVD chezMK2