En 2005, Jean-Paul Brighelli publiait « La fabrique du crétin », ouvrage dans lequel il décortiquait le délitement de ce qui fut l’un des meilleurs systèmes éducatifs au monde. Si j’en avais le courage, je pourrais aussi bien écrire « La fabrique des chômeurs » qui semble décidément une spécialité typiquement française. Amis lecteurs, je vais m’éloigner un tout petit peu du landerneau dijonnais et je vous emmène à la frontière franco-suisse où, décidément, il se passe de drôles de choses.
Chacun connaît le statut des frontaliers travaillant en Suisse, les uns par choix, d’autres par obligation suite à un chômage forcé et ne trouvant pas de travail en France. Certains de ces 160 000 frontaliers y travaillent à plein temps et sont très heureux, d’autres à temps partiel le sont nettement moins mais s’en accommodent. Et c’est bien le sort de ces derniers qui est en jeu à cause d’une de ces fameuses directives européennes, en l’espèce les numéros 883/2004 et 987/2009 qui remontent à 2010, leurs effets ne s’appliquant qu’à partir de 2012.
Le journal suisse « Le Temps » (du 23/12/2015) résume ainsi : « Les employeurs suisses ont l’obligation de payer l’ensemble des charges – patronales et salariales – du personnel concerné, non pas au barème suisse, mais au barème français, lequel est trois, voire quatre fois supérieur au tarif local. Pire : le nouveau régime, passé totalement inaperçu, est rétroactif. Les sommes dues à ce jour pourraient donc être astronomiques.».
Il se trouve que les salaires en Suisse sont d’environ 2,5 fois ceux du salaire médian en France et que le taux de chômage y est quasiment stable à 3,2 % ; voici qui devrait faire réfléchir nos décideurs européens. Hélas… en Suisse, le salaire médian annuel est de 70 000 francs, soit 63 000 € (alors qu’en France il est d’environ 24 000 €), soit pour les frontaliers une masse salariale annuelle estimée à près de 11,2 milliards de francs suisses ou 10 milliards d’euros.
L’Etat français qui ne voit pas plus loin que le petit bout de sa lorgnette a évidemment repéré là une manne en matière de cotisations URSSAF et autres joyeusetés propres à notre célèbre « modèle social à la française ». On notera que ce dispositif a été entériné sans piper mot par le gouvernement dit de droite de l’époque au motif qu’il s’agissait là d’une volonté des eurocrates acharnés à vouloir faire notre bonheur. Qu’il me soit ici permis de m’étonner de l’absence de réaction face à cette énième élucubration de Bruxelles.
Que va-t-il donc se passer pour une fraction non négligeable des 70 000 frontaliers résidant en Haute-Savoie ? La réponse est malheureusement évidente : leurs employeurs suisses vont être contraints de les licencier. C’est ce que résume fort bien Mme Olivia Guyot Unger, directrice juridique de la Fédération des entreprises romandes à Genève : « La France se tire une balle dans le pied avec ce système ; beaucoup de frontaliers risquent de perdre leur emploi. ».
A titre d’illustration, sachez que l’ensemble des hôpitaux de la région de Genève emploie 11 000 personnes, dont un tiers sont des frontaliers français, 2 000 d’entre eux étant salariés à temps partiel. Dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration, les autorités genevoises estiment à plus de 1 500 les salariés concernés par cette même situation. Coté France, nous allons donc voir des salariés français priés de retourner à la case chômage et, coté Suisse, des employeurs genevois qui seront confrontés à une pénurie de main-d’œuvre. Un comble, n’est-ce pas ?
Ainsi, sous le prétexte d’une pseudo justice fiscale à caractère prétendument social, voici que vont être sévèrement punis ceux qui ont eu l’idée saugrenue de vouloir travailler un peu plus, refusant de se contenter des subsides distribuées sous forme d’allocations chômage par un état aux finances largement exsangues. Il faudra m’expliquer où est le bon sens dans cette histoire…
C’est un peu la même chose qui s’est produite avec la suppression des fameuses « heures supplémentaires défiscalisées » instaurées par le gouvernement de l’époque (article 1er de la loi n° 2007-1223 du 21 août 2007, dite loi TEPA). Elles furent supprimées par le gouvernement à peine en place (décret n°2012-1074 du 21 septembre 2012) au vague motif que tous n’y avaient pas accès et, surtout, parce que cela coûtait fort cher à l’état.
Erreur complète ! Elles ne coûtaient pas plus cher à l’état, elles induisaient une non-rentrée de charges sociales supplémentaires, ce qui n’est pas du tout la même chose. Par contre, les salariés qui en bénéficiaient retrouvaient du pouvoir d’achat, consommaient davantage et généraient de la TVA que l’Etat s’empressait de récolter. Trop simple à comprendre sans doute…
Patatras, l’interventionnisme débridé, conjugué à une pensée économique défaillante, a jugé qu’il valait mieux avoir des travailleurs un peu plus pauvres, empêchés qu’ils furent de gagner quelques centaines d’euros en plus, et à terme d’avoir des chômeurs à la charge de la collectivité ; je dis « à terme » car on sait bien qu’une entreprise bridée dans son dynamisme est une entreprise en péril. Il faut au moins un collège d’énarques – promotion Voltaire ou pas – pour en arriver à cette stupidité qu’est la fabrique des chômeurs…
Je serai heureux d’entendre le point de vue de notre Maire et ancien Ministre du Travail sur ce genre de dispositions qui transforment des salariés – fussent-ils à temps partiel – en chômeurs à temps complet. En tant que Ministre, notre Maire ne ménagea pas sa peine et ne fut ni meilleur ni pire que ses 36 prédécesseurs sous la V° république, lesquels ont tous, sans exception, été impuissants à endiguer la montée du chômage. D’où ma question : « Que peut bien faire un Ministre du Travail et de l’Emploi, à part mettre des cautères sur des jambes de bois ? ». Mais ceci est une autre histoire …