Voulez-vous rêver avec elle ?

    Marie-Jeanne Chamiotte avait dansé au bal de ses dix nuits ans, puis pour son mariage. Elle avait rencontré son mari après les moissons qui tombaient le jour de son anniversaire. Ce fut

    l’homme de sa vie, elle l’épousa après avoir fait une unique valse.

    Elle aurait bien voulu aller danser, mais son mari, le meilleur homme au demeurant, répondait par un « ce n’est plus pour nous ». Si elle finit par s’habituer à cette phrase catégorique elle garda au fond d’elle même une furieuse envie de danser.

    La venue d’un bébé fille aurait pu la guérir définitivement, mais après trois enfants, elle garda toujours sa fascination pour la danse. Comme d’autres prennent un amant, elle, elle décida de danser en cachette. Chaque matin, elle descendait en silence dans la cuisine, pour préparer le petit déjeuner et tandis que le lait bouillait et que le chocolat frissonnait, elle faisait des exercices à la barre en prenant appui sur la longue poignée du four de la cuisinière ou sur la table de la cuisine.

    Elle rêvait de chaussons de satin mais elle se contentait des pantoufles. Elle se méfiait, rien ne devait attirer l’attention de sa famille.

    Pour commencer, elle se mettait en condition, faisant semblant de nouer des rubans autour de ses lourdes chevilles. Les fouettés, les entrechats et les cinq positions des pieds n’eurent rapidement plus de secret pour elle.

    Dès qu’elle les entendait dévaler l’escalier, affamés et bruyants, elle se composait un visage souriant et serein, un visage de mère de famille, un visage d’épouse comblée du plus gros boucher charcutier volailler de Montreceau-en-Brionnais.

    L’après midi, lorsque les uns étaient à l’école et l’autre à courir la campagne à la recherche de bêtes chez les maquignons, elle donnait libre cours à sa passion, s’installant au salon, dansant sur le tapis pour étouffer les bruits qui auraient pu parvenir à la boucherie juste en dessous.

    Au début, elle se débrouilla tant bien que mal, avec des revues et des livres qu’elle cachait. Et un jour sa fille eut six ans.

    Venant d’une famille de paysans de la Bresse, de ceux que l’on appelait les « Ventres Jaunes », on pouvait dire qu’elle avait réussi lorsqu’elle avait épousé le petit Louis. Elle était devenue « Madame Louis », avait des WC dans la maison, une salle de bains, et une voiture… Il semblait logique que sa fille apprenne le piano et la danse qui ferait d’elle une vraie demoiselle.

    Elle visita tous les cours de danse de la ville et des villes environnantes. Ce fut féérique. Dans ce temps là, on autorisait les mères à accompagner les petites filles.

    Elles virent défiler des cohortes de futurs petits rats en tutu rose. Des plus grandes en justaucorps noir, jambières roses, châle léger sur les frêles épaules, les cheveux tirés en chignon de danseuse. Elle entendit les musiques d’accompagnement martelées sur un piano mal accordé.

    Revenue chez elle, elle chantait les airs, bouche fermée, car il était hors de question de mettre un disque, parfois elle se contentait de compter à haute voix les temps.

    Au bout de ses recherches, elle inscrivit sa fille pour 11 mois dans un cours de danse classique. Rapidement, elle dut se rendre à l’évidence, l’enfant n’était pas douée. Courte sur patte, un peu pataude, c’était une petite fille gentille qui voulait faire plaisir à sa maman mais qui ne comprenait pas l’intérêt que l’on pouvait avoir à sauter en cadence, se faire mal aux muscles des cuisses et mettre des escalopes autour de ses doigts de pieds… même si les escalopes n’étaient pas un vrai problème pour la fille d’un boucher.

    Marie-Jeanne, elle, progressait de leçon en leçon.

    Tandis que sa fille se rhabillait, elle observait les grandes, celles qui allaient présenter le ballet final pour la fête de l’école. Un jour, son mari acheta une télévision, la plus grande du pays, pour voir Roger Couderc qui commentait le catch et le rugby.

    Elle découvrit les retransmissions de Giselle, du Lac des Cygnes, de Casse Noisettes dans les émissions de Maritie et Gilbert Carpentier. Elle fut Odette , amoureuse de Siegfried.

    Un soir, emporté par son amour, elle voulut reproduire le mouvement si parfait d’une danseuse étoile, et s’écroula de tout son poids derrière le canapé. Ses fils et son mari, attirés par le bruit de la chute du corps, montèrent en courant de la boucherie croyant à un malaise.

    Les années passèrent, sa fille de petite dondon dodue, devint une adolescente longiligne et mal embouchée qui détestait la danse mais ne voulait toujours pas faire de peine à sa mère. Comme elle le disait à ses copines « j’amène ma mère à mon cours de danse, ça l’occupe ».

    Lorsque vint le tour de sa fille d’intégrer le quadrille qui se produirait pour la fête de l’école, elle répéta mentalement jusqu’à épuisement tous les enchainements. Elle se confectionna même, en cachette, un tutu romantique et, un jour partit en grand secret s’acheter une paire de chaussons de satin rose.

    Elle profita de cet instant de pur bonheur pour acheter à sa fille un tutu magnifique, hors de prix qu’elle porterait pour le gala. Le soir, elle déposa son paquet sur le lit de l’adolescente qui lui annonça calmement qu’elle ne danserait pas, et qu’elle ne danserait plus jamais.

    Marie Jeanne pleura beaucoup en cachette. Elle n’en voulut pas à sa fille mais trouva que c’était un joli gâchis .

    Les années passèrent, les enfants quittèrent la maison. Elle récupéra une chambre pour elle. Officiellement pour faire de la couture, mais elle s’adonnait à sa passion dans le plus grand secret comme un drogué se pique en cachette.

    Le Petit Louis, bon vivant, succomba à une attaque brutale attaque cardiaque. Elle fut surprise, mais du faire face à toutes sortes de choses à régler. Elle entendit mile fois « que les meilleurs partent en premier » et autres âneries, dut subir les condoléances de gens qu’elle connaissait à peine.

    Les semaines passèrent, elle s’installa dans son veuvage, garda l’appartement, son fils ainé reprit la boucherie. Il avait fait construire une grosse maison dans une campagne toute proche.

    Un soir où elle avait allumé la télé en sourdine, deuil oblige, elle regarda « Bonanza ». Après le générique du feuilleton, la speakerine Catherine Langeais annonça une émission en direct du Royal Opéra House à Covent Garden. On donnait La Sylphide.

    Comme une ivrogne après plusieurs années de séances aux A.A., elle rechuta. Fascinée, elle palpita au saut de James et aux entrechats de la Sylphide.

    Elle se dirigea vers la grande armoire de sa chambre, monta sur une chaise pour récupérer tout en haut, tout en haut , un grand carton duquel elle sortit, dans un froissement de papier de soie, un tutu rose, puis des chaussons. Devant la glace, elle se déshabilla, puis enfila le tutu, remonta ses cheveux en chignon rond, et là, dansa du mieux qu’elle put, tourbillonnant, sans fatigue, arrondissant gracieusement des bras flasques, souriant à des milliers de spectateurs. Elle entendait toutes les musiques, toutes les valses, tous les violons. Elle oublia tout.

    Seul un terrible craquement de ses genoux dans la pièce silencieuse la ramena à sa réalité.

    A. R