A notre époque où l’antiracisme tend parfois à se transformer en une idéologie ambigüe, nourrie d’arrière-pensées politiciennes, voire en une sorte de racisme à l’envers, il est indispensable de rappeler les romans et les films qui ont œuvré à lutter vraiment contre la discrimination, dans les années 1950/1960 aux USA, par exemple – c’est-à-dire dans une période où l’engagement humaniste en faveur des droits civiques présentait pour ses auteurs de véritables risques et pouvait menacer leur tranquillité familiale, leur carrière, voire leur vie. Certains films courageux de l’époque ont abordé ainsi les questions entrelacées du couple mixte, de l’émancipation des afro-américains, du racisme, comme « Un coin de ciel bleu » de Guy Green (1965) ou « Devine qui vient dîner » de Stanley Kramer (1967).
Mais dès 1962, le grand réalisateur Robert Mulligan (trop peu reconnu en France) proposait un film à la fois âpre et tendre sur la ségrégation, sur le combat pour la justice et l’égalité entre les hommes, quelles que soient leur origine ou leur couleur de peau. Adapté d’un roman sensible, parfois déchirant, d’Harper Lee, « To kill a mockingbird » (« Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur » selon le titre français), couronné par un prix Pulitzer, le film, intitulé en France « Du silence et des ombres », résulte de la rencontre d’hommes jeunes, indépendants et engagés : le producteur Alan J. Pakula, le metteur en scène Robert Mulligan et l’acteur Gregory Peck qui a investi dans l’œuvre, outre son talent de comédien, tout le poids de son prestige, de sa réputation et de sa figure morale en tant que citoyen.
Fidèle à un certain type de rôles chargés de valeurs éthiques, Gregory Peck incarne ici le personnage d’Atticus Finch, un avocat veuf du Sud de l’Alabama qui se partage entre l’éducation de ses enfants et l’accomplissement de son métier, au service de ses clients, y compris les plus démunis qui n’ont pas les moyens de le payer. C’est donc tout naturellement qu’Atticus accepte de défendre un Noir (Brock Peters, excellent en image emblématique de l’innocence persécutée), accusé à tort du viol d’une Blanche. Finch n’est pas un révolutionnaire théoricien ni un antiraciste dogmatique : c’est juste une belle âme (tant pis si la formule fait sourire et j’emmerde ceux qu’elle ferait sourire) qui croit en l’égalité, à un droit égal à la justice, pour tous et pour chacun.
Le choix et la détermination de Finch lui valent bientôt l’hostilité d’une partie de la communauté blanche, l’éloignement affiché de certains de ses anciens amis, voire les menaces, les injures, les pressions physiques d’individus ou de groupes haineux manifestement proches du Ku Klux Klan. Mais Atticus assumera sa mission, même s’il ne parviendra pas à sauver l’innocent. Toutefois, sa droiture et son humanité auront donné à ses enfants une douloureuse et précieuse leçon de courage moral qui feront d’eux, sans nul doute, des êtres de qualité.
Les enfants jouent d’ailleurs un rôle important dans le film. Ils sont l’une des deux raisons de vivre d’Atticus et les petits acteurs les interprètent avec un naturel formidable, notamment en ce qui concerne la cadette, Scout Finch, qui, comme son prénom l’indique, est un garçon manqué, une adorable petite peste, prête à toutes les audaces. Paradoxalement, en dépit de la bravoure dont il fait souvent preuve, son frère aîné paraît plus sensible, plus fragile. Mais tous deux se rejoignent dans un soutien sans faille à leur père : ils viennent le voir au tribunal, ils se mêlent à la communauté noire agglutinée sur le balcon de la salle du procès, ils s’interposent entre lui et une bande de lyncheurs bien décidés à extraire l’accusé de sa cellule pour le pendre alors qu’Atticus fait tout pour le protéger.
Le film, tourné dans un noir et blanc parfois quasi expressionniste, est une ode aux exclus : la petite fille trop volontaire pour être aimée de ses camarades qu’elle n’hésite pas à rosser, les oiseaux moqueurs sur lesquels il ne faut pas tirer, l’homme de courage et de foi, toujours en butte à l’incompréhension et à la solitude, les Noirs américains confrontés aux violences racistes et aux injustices les plus intolérables – sans oublier l’homme juste un peu différent, le voisin étrange, que les enfants prennent d’abord pour un croquemitaine et qui viendra les sauver, dans une nuit d’épouvante, d’une sauvage agression perpétrée par un extrémiste blanc.
Michel Erre