Longtemps, le tatouage fut cette marque indélébile et masculine que les marginaux arboraient comme signe de reconnaissance, en même temps que clôture d’avec les gens de la normalité. Marins, légionnaires et malfrats, taulards et bagnards avaient à fleur de peau ce stigmate aux contours bleuâtres et incertains, tout en messages fatalistes et définitifs et en dessins naïfs.
Le tatouage s’est démocratisé, pour orner de plus en plus de bras, de chevilles, de mollets, d’épaules et d’omoplates. Il s’est banalisé. Il s’est aussi féminisé, et elles sont de plus en plus nombreuses à oser s’inscrire à fleur de peau des messages et ornements colorés qui y resteront ad vitam. On se tatoue désormais à tous les âges, dans toutes les classes sociales, sur presque tout le corps (sauf le visage), sans que la chose ne fasse scandale. Les hommes gardent une prédilection pour les bras, les avant-bras et les épaules, les femmes les choisissent plus discrets. Si pour les uns, le tatouage s’exhibe, pour les autres, il se dévoile…
Perdant leur caractère rituel, les tatouages ont fait un repli stratégique sur leur dimension esthétique, ce qui leur a permis de conquérir de nouveaux publics. Et nous sommes de plus en plus nombreux à être séduits par les symboles ethniques maori recouvrant l’épaule, par les ornements façon dentelle, par un bestiaire allant du dragon à l’hirondelle, ou ces messages codés de veine ésotérique dont raffolent les people.
Le tatouage exprime indéniablement un nouveau rapport au corps. Depuis trois décennies, le corps joggeur, body-buildé, affiné, sculpté, retouché (au scalpel et à la piqûre) doit être conforme aux canons médiatiques et publicitaires en vigueur et au jeunisme ambiant, lui intimant d’être mince, musclé, ferme et bronzé. Ce nouveau corps approprié, partenaire de toutes les expériences sportives ou sexuelles, devait logiquement devenir une surface formulant des messages, arborant des causes, brandissant des souvenirs ou des émotions, exprimant donc la singularité de la personne l’habitant. C’est là que le tatouage est entré en scène, pour gagner ses galons esthétiques et sa respectabilité. Redessiné, le corps se couvre lui-même de dessins esthétiques, symboliques et sexy. Perdant sa magie, éventant la dimension communautaire inhérente à ses origines, le tatouage s’individualise, permet à chacun(e) de devenir objet d’attention, de curiosité, en imposant une image décalée, doucement transgressive.
En fait, se faire tatouer, cela revient à customiser son corps. Car comment se singulariser dans une société de masse standardisée où il importe quand même de sortir du lot ? En arborant des signes distinctifs qui s’achète (et l’on sait que les série collector et autres produits vintage font fureur) ; ou en choisissant cette option, affirmant sa différence à fleur de peau, exprimant le cœur de la personnalité « pour la vie », tout en attirant le regard et en attisant la curiosité.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes de remarquer que le tatouage, qui est un engagement définitif avec soi-même et au regard des autres, a gagné ses lettres de noblesse dans une société caractérisée par la fin du contrat long, et par le caractère de plus en plus transitoire et fragile des choses, couple et travail en tête. Le marketing pense à tout : en réponse, voici venir le tatouage provisoire, qui dure quelques jours ou quelques semaines. Les puristes de la cause rient sous cape ou crient à l’imposture ; le fait est que sur les plages, le tatouage règnera en maître cet été, en faisant parler, aussi. Mais point besoin d’être à la plage d’ailleurs. Les jolis lacs bourguignons, les belles aires de baignade dijonnaises, et aussi toutes les terrasses verront les corps exhiber leurs signes et symboles, motifs et bestiaires appeler le regard, le commentaire, la comparaison. Comme il est aisé de rompre la glace au soleil, en parlant de ces tatouages que l’on découvre…
Pascal Lardellier
Spectacles épidermiques
L’été offre mille occasions par jour de croiser de véritables spectacles épidermiques. Qui fait montre d’originalité aujourd’hui ? Eh bien, l’homme ou la femme qui n’exhibe pas un tatouage sur un corps à demi-dénudé. De marginal jadis, le tatouage est devenu banal. Dieu sait si on passe un moment douloureux chez les tatoueurs qui connaissent actuellement une ère de prospérité ! Peu importe, un tatouage ne se perd pas comme un bijou, ça dure toute la vie. Et même si l’investissement peut être conséquent – plusieurs centaines d’euros, voire bien plus en cas de dessin sophistiqué – l’individu tatoué a le sentiment indicible ou profond de cultiver sa particularité : « Montre-moi ton tatouage et je te dirai qui tu es. »
Dans certains cas où aucun centimètre de peau n’est épargné, on a l’impression de contempler une BD géante en chair et en os ou de s’immerger dans l’évasion que procurerait un manga. Certains tatoueurs sont de véritables artistes, n’hésitant pas à dessiner sur une jambe ou un bras des scènes de la vie urbaine ou de luxuriants paysages.
Pas besoin de fonds publics ou de mécènes pour promouvoir ce gigantesque spectacle de rue, les porteurs de tatouages assurent le job à la manière des bateleurs des siècles passés. Evidemment, rien à voir avec les tatouages quasi indéchiffrables des taulards russes ou chinois ou encore des membres des Yakusa au Japon. Ces hommes de l’ombre, eux, ne partent pas en vacances, fuyant le soleil et les longs jours d’été.
Marie-France Poirier