Nos lecteurs ont pris goût aux carnets de voyage que nous leur proposons désormais régulièrement. Après le Tibet et la forêt amazonienne, c’est un voyage particulier auquel nous les convions. En cette période de restrictions sanitaires, pas besoin de franchir les frontières pour ce nouveau voyage… cet fois artistique au cœur de la peinture. Au fil de ces pages, vous allez pénétrer intimement dans le monde de Vermeer grâce à un authentique spécialiste, Pierre Pertus. Bon voyage !
Le mystère Vermeer
Il y a bien un mystère Vermeer. Des mystères Vermeer.
Le premier d’entre eux réside dans la longue éclipse dont a été la victime une oeuvre aussi importante et reconnue comme telle en son temps, éclipse de près de deux siècles. Nous y reviendrons.
Le second mystère : Vermeer peint peu. En 22 ans de 1653 à 1675, le peintre de Delft a peint entre 45 et soixante tableaux (34 ou 35 nous sont parvenus).
Il peignait donc entre 2 et 3 tableaux par an. Rapportée à celle de ses collègues hollandais, sa production était étonnamment réduite. Nous reviendrons sur ce qui constitue certainement un des traits originaux de sa pratique.
Mais si mystère il y a chez Vermeer, celui-ci n’est ni une énigme, ni un secret.
Le mystère qui caractérise à nos yeux des tableaux de Vermeer n’est pas une qualité d’ordre seulement poétique, c’est une visée, une ambition de l’oeuvre, construite par le peintre dans ses toiles pour que celles-ci exercent leur plein effet sur ceux qui les regardent.
Ce mystère n’est pas non plus un caprice du peintre. Il répond aux conditions dans lesquelles Vermeer a exercé la peinture : en élaborant de façon personnelle la langue commune des peintres de son temps, Vermeer exprime une position par rapport à des enjeux très contemporains – qu’ils soient d’ordre purement artistique (du statut du peintre à la théorie de la peinture en Hollande dans la seconde partie du XVIIe siècle) ou d’ordre plus généralement politique et religieux.
Vermeer n’est plus cet artiste « à jamais inconnu » qui a fasciné Proust. On connait mieux maintenant les conditions concrètes de sa vie et de sa pratique artistique.
– Les conditions d’une pratique : ce que nous savons de source sûre de la vie de Vermeer nous éclaire sur son travail. De même qu’il participe très peu à l’activité sociale ordinaire de son temps, de même sa peinture d’intérieur ne laisse rien transparaître de ce qu’était la vie à l’intérieur de la maison familiale où il avait à l’étage son atelier.
Pour lui cette peinture de genre est surtout une « peinture intérieure » menée et méditée à l’écart des intérieurs où elle se pratique et qu’elle représente.
– Tableaux dans le tableau : l’ analyse de la pratique picturale de Vermeer sera abordée par l’intermédiaire des tableaux qu’il a peints à l’intérieur de ses propres tableaux..
Dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle, la pratique du « tableau dans le tableau » est courante, et même banale. Evoquant le décor réel des intérieurs hollandais de l’époque, ces tableaux – dans – le tableau permettent de développer des allusions iconographiques au travers desquelles s’effectue une » moralisation » de la scène principale. Vermeer en fait un usage particulier.
– Le lieu Vermeer : nous identifierons les choix dominants qu’opère le peintre dans l’organisation de sa surface picturale entre la recherche d’un effet de surface et une suggestion tout aussi élaborée et raffinée d’un espace tridimensionnel. Vermeer était célèbre pour la qualité de traitement de ses perspectives mais aussi pour un usage original, en son temps de la camera obscura d’une utilisation si courante depuis le 16 ème siècle.
– L’art de la peinture : testament pictural cette allégorie confirme pleinement l’ambition intellectuelle de Vermeer et les fins qu’il assignait à son art.
La pose de l’artiste devant son chevalet, son habillement et le cadre général de son « atelier allégorique » évoquent la célèbre description que Léonard de Vinci fait du peintre en train de peindre.
– Le chapeau de Vermeer : pour finir de manière plus anecdotique, mais non moins intéressante, nous verrons que les toiles de Vermeer révèlent la nature des échanges commerciaux entre les Pays-Bas et la Chine notamment au XVIIe siècle.
On l’a dit Vermeer n’a nullement été un génie méconnu de son temps.
Les visiteurs étrangers venaient le voir dans son atelier à Delft et plusieurs témoignages montrent qu’ils faisaient même un détour pour visiter le célèbre monsieur Vermeer.
Par ailleurs s’il meurt pauvre en raison de la baisse drastique des revenus d’exploitation des terres appartenant à sa belle-mère, Vermeer ne peint pas pour vivre ce qui est rarissime dans le métier de peintre aux Pays-Bas à cette époque où existe un réel marché de l’art dont les artistes peuvent vivre.
Vermeer peint pour peindre, peint peu et ne reprend jamais une formule qui a eu du succès. Et surtout, quand on vient le voir à son atelier , où il n’y a aucune toile achevée de lui, il n’ a rien à vendre . Car ne tenant pas à vendre ses tableaux lui –même, il les met en dépôt chez les commerçants de Delft.
A la différence de Gérard Dou qui recevait un « forfait » annuel de 500 florins de la part d’un collectionneur qui s’assurait ainsi un droit de préemption sur la production du peintre, Vermeer n’était pas rémunéré sous la forme régulière d’un à-valoir sur l’achat de ses œuvres.
Mais pendant presque toute sa carrière artistique, un seul et même collectionneur lui a acheté régulièrement des tableaux, lui assurant une forme de sécurité financière et un prestige social certain lié à la personnalité de Van Ruijven haut bourgeois immensément fortuné, une bénédiction ambigüe puisque plus de la moitié de l’oeuvre vendue de Vermeer demeura à Delft.
N’obéissant pas à une activité commerciale, l’aide financière de sa belle-famille suffisant à son aisance pendant presque toute sa vie malgré les revers de la fin, ses tableaux sont le lieu d’un travail de peintre, d’une recherche ininterrompue sur la peinture, et la méticulosité de ce travail l’expression d’un investissement intime.
Il ne cherchera jamais à se rendre dans la capitale artistique du moment, Amsterdam, contrairement à Pieter de Hooch qui quitte Delft à la fin des années 1650.
Certes l’évolution générale de sa peinture correspond à celle de ses contemporains, qu’il regarde et médite,, en particulier dans son passage des thèmes religieux et mythologiques aux scènes d’intérieur , mais elle se distingue par une remarquable continuité de la problématique interne ,non exempte d’évolutions il est vrai.
Pour un critique de 1660, Vermeer est un maitre de la perspective, alors que ses premières oeuvres affichent au contraire une » incapacité » à mettre en place » correctement ‘ la construction géométrique de ses espaces ! Qu’il s’agisse du « Christ chez Marthe et Marie » ( 1654/55) , de « Diane et ses nymphes » (1655/56), et plus encore de l’oeuvre charnière « La Courtisane » (1656), définition de l’espace et positionnement des objets dans cet espace sont approximatifs.
« La jeune femme assoupie » (1657) constitue en revanche un véritable exercice dans ce domaine , un véritable tour de force technique. On verra plus loin comment les effets subtils qu’il obtient à l’aide d’un réglage minutieux de la construction perspective constituent l’une des données les plus repérables du talent médité de Vermeer…
Son ambition de peintre n’est pas sociale. Ses choix commerciaux l’indiquent, comme le fait que, mis à part « La tête de jeune fille » il n’a réalisé aucun portrait, or le portrait constituait une source de revenus importants et un excellent moyen de se faire connaitre dans les milieux susceptibles de générer d’autres commandes et de soutenir une carrière.
D’ailleurs la quantité de portraits peints en Hollande à cette époque est tout simplement considérable en dépit du rang secondaire que leur attribue les critiques de l’époque.
Dans l’évolution artistique personnelle de Vermeer, deux toiles constituent des oeuvres à part, « allégoriques », qui condensent, avec une évidence particulière, l’expression de son ambition proprement artistique, théorique : « l’Art de la peinture » et « l’Allégorie de la Foi ».
Dans une région majoritairement protestante Vermeer est catholique, convaincu et converti depuis l’âge de 20 ans.
Il a vécu presque toute sa vie dans le « coin des papistes » le quartier de Delft réservé aux catholiques. « L’allégorie de la foi » est une oeuvre catholique répondant sans doute à une commande privée. Le serpent écrasé par un bloc de pierre, figure allégorique de l’hérésie, aurait choqué un protestant de Delft et l’oeuvre ne pouvait convenir qu’à une chapelle catholique.
Issu d’une famille calviniste Vermeer se convertit à la religion de son épouse Catarina Bolnes en 1652 année de leur mariage. Cette conversion n’est pas de circonstance : il épouse avec ferveur la fille et la religion de la belle famille.
Or être catholique à Delft dans le troisième quart du XVIIe siècle n’est pas sans conséquences. Les persécutions y étaient moins virulentes que dans un passé récent mais la ville était infiniment moins tolérante que d’autres cités plus progressistes. Les catholiques n’avaient pas accès aux charges municipales et devaient pratiquer leur culte dans « les églises cachées ».
Il existe d’autres toiles de Vermeer qui soient d’inspiration catholique comme « Sainte Praxède ». Mais il faut noter l’absence d’amateurs catholiques des toiles de Vermeer.
Cela tient au choix que fait Vermeer de peintre après « La Courtisane » des scènes d’intérieur et de participer ainsi, selon son projet propre, au courant dominant de la peinture contemporaine dans son pays.
Il faut avoir à l’esprit que les dominantes thématiques des collections privées à Delft variaient selon la confession religieuse du propriétaire.
Chez les protestants on trouve des scènes d’intérieur, des paysages, des natures mortes., des histoires bibliques inspirées par l’Ancien Testament et on ne trouve jamais de Christ ni de Vierge.
L’ensemble des peintures de Vermeer qui nous sont parvenues forme un corpus de 34 ou 35 toiles.
Les tableaux d’intérieur y dominent largement avec 25 toile, 3 toiles religieuses, 2 ou 3 figures féminines en buste, un tableau mythologique et une allégorie, deux vues d’extérieur.
Aucun autoportrait chez ce contemporain de Rembrandt qui ne manqua pas lui de se représenter dans tous les costumes possibles tout au long de sa vie.
Peut-être Vermeer s’est-il représenté une fois de face dans « L’entremetteuse ».
On est tenté d’y ajouter les 18 tableaux que Vermeer a peint dans ses propres tableaux et de les considérer comme un corpus secondaire.
Leur composition est très différente du corpus principal : six paysages dont une marine, trois paysages peints sur les couvercles d’instruments de musique , quatre tableaux religieux, une figure de cupidon reprise dans trois oeuvres différentes, une scène de genre reprise deux fois, un tableau d’histoire, un portrait et une nature morte aux instruments de musique.
De cet ensemble, il n’a été pour l’heure identifié que deux toiles originales copiées par Vermeer :
- « L’entremetteuse » présente dans « le Concert » et dans « La Femme assise devant un virginal » reprend une oeuvre peinte de Dirck van Baburen (1622).
- « Le christ en croix » qui sert de fond à « l’Allégorie de la Foi » a été peint par Jacob Jordaens. Ces deux tableaux appartenaient à sa belle-famille.
Les tableaux-dans-le tableau sont très courants dans la peinture hollandaise.
Si les églises étaient dépourvues d’images, les maisons hollandaises au contraire en regorgeaient. Le tableau dans le tableau confirme le rapport étroit qu’entretien la peinture avec le cadre de l’intimité familiale. Mais plus profondément, il contribue à établir un commentaire emblématique et moral relatif à la scène principale.
Si par exemple, une marine est présente dans « La lettre d’amour », c’est que l’association d’idée est banale à l’époque entre l’amour et la mer, entre l’amoureux et le bateau cherchant un port heureux. Sa présence justifie à elle seule le titre du tableau.
En apparence Vermeer est typiquement hollandais, mais une analyse détaillée permet de dégager certaines données de son génie qui le distingue de ses confrères. Car Vermeer ne copie pas à l’identique les tableaux qu’il intègre aux siens, il les manipule, les retravaille pour servir ses fins , les soumettant à ce qu’il estime nécessaire pour la composition et l’effet de son propre tableau.
Cette liberté qu’il s’accorde apparait de façon évidente dans le cas du » Christ en croix » de Jordaens reproduit, il faudrait dire cite à l’arrière- plan de « L’allégorie de la Foi ».
Un simple coup d’oeil sur l’original permet de constater que Vermeer a supprimé l’homme monté sur l’échelle derrière la Croix, et, au pied de cette Croix, la figure de Marie-Madeleine.
Le thème de Jordaens devient ici une simple image dévote remise à l’honneur par la Contre-réforme catholique, mais ce qui prime chez Vermeer ce sont les considérations formelles et en maintenant la figure féminine mélancolique au pied de la Croix, Il l’indique formellement.
Ces soustractions ont une vertu : en éclaircissant le fond de la représentation il parvient à mettre l’accent sur l’effet lumineux des reflets dans le globe de verre dont l’importance doctrinale , est , par ailleurs, essentielle à « L’allégorie de la Foi ».
Vermeer n’a peint dans toute son Oeuvre que 5 miroirs dans ses 34 tableaux.
Un seul celui de « La leçon de musique » porte un reflet visible. Ce qui s’y voit est riche de signification et confirme que le « Sphinx de Delft » a médité la mise en oeuvre de ce motif…
Ce miroir encadré tel un tableau, est de fait un tableau dans le tableau : au-dessus de la jeune femme jouant de la virginale, le miroir incliné reflète le visage et le buste de la musicienne ; il reflète aussi l’angle de la table peinte au premier plan du tableau; enfin dans la partie supérieure, le reflet de la base du chevalet du peintre en train de peindre la scène que nous voyons . Mais Vermeer va plus loin et son dispositif est réglé de manière à nous concerner, nous les spectateurs.
Ce dispositif ingénieux repose sur une construction en perspective particulièrement travaillée du tableau. La position du chevalet dans le miroir suggère que celui qui regarde partage le point de vue du peintre. La perspective place en effet le point de convergence des lignes de fuite – c’est-à-dire le point de projection supposé de l’oeil du spectateur- sur le corps de la jeune femme, à l’aplomb du chevalet. Le miroir suppose donc, dans un premier temps, que le regard du peintre et celui du spectateur se recouvrent.
Mais ce point de fuite est placé très bas dans l’espace représenté. La ligne d’horizon qu’il détermine se trouve à la base des fenêtres.
Cette position est normale si l’on suppose que le peintre est assis devant son chevalet. Mais de peintre point. De même qu’est subtilement exclu du tableau le spectateur par un cadrage qui renforce le dispositif : proximité du lieu – éloignement des figures.
Le miroir renforce la mise à distance, suggérant une continuité et un partage de l’espace entre les figures et celui qui regarde : le sol qui s’y voit n’est pas représenté dans le tableau.
En déplaçant le motif traditionnel du peintre reflété, et en constatant son absence, Vermeer qui signe Meer, donne à voir le processus de création au spectateur tout en lui refusant le point de vue de l’artiste.
Quels choix théoriques et techniques Vermeer opère t’il pour parvenir à ses fins notamment en terme de perspective et d’utilisation de la chambre noire ?
Vermeer s’en est servi comme tous les peintres de l’époque mais il l’utilise pour en représenter les effets de manière déplacée. C’est très précis : dans une chambre noire mal réglée des gouttes de diffusion lumineuse apparaissent – un peu comme aujourd’hui avec un appareil photographique lorsqu’il y a un reflet qui forme une tache lumineuse sur la photo. Pour qu’il y ait tache, il faut que la lumière soit projetée sur une surface brillante et très réfléchissante.
Il y en a pas mal dans la peinture hollandaise du XVIIe et notamment chez Vermeer, mais il se trouve qu’il les peint là où elles ne peuvent apparaître .
Voyez la miche de pain et ses taches lumineuses au premier plan de « La laitière ».
Ainsi il n’y a aucun réalisme dans son emploi de la camera obscura.
Alors pourquoi Vermeer prenait-il la peine d’utiliser une chambre noire mal réglée pour avoir des effets de diffusion lumineuse, et pourquoi peignait-il ces effets là où il n’aurait jamais pu les observer ?
Vermeer n’est pas un peintre ingénu, c’est un peintre profondément médité qu’il faut regarder, regarder et regarder encore.
Pourquoi ce peintre fin qui peint avec des pinceaux fins, peint-il flou ?
Ensuite comment se fait-il qu’il interpose toujours des obstacles entre le spectateur et la figure qu’il représente ? Au premier plan de ses tableaux on trouve souvent un tapis, une table, une chaise , une tenture, qui font obstacle entre l’objet principal qui est représenté à mi-distance et au fond et le regard du spectateur qui ne peut jamais atteindre directement cet objet.
Que peint Vermeer ? Des scènes d’intérieur, et c’est banal dans la peinture hollandaise de cette époque. Vermeer n’a aucune imagination, c’est à dire qu’il n’invente pas un seul sujet original. Son originalité est dans la mise en scène de cette banalité quotidienne. On ne connait de lui que deux scènes d’extérieur : la célèbre » Vue de Delft ‘ sur laquelle nous reviendrons en fin de conférence et « La Ruelle » quand ses contemporains en ont produit d’innombrables.
Dans les scènes d’intérieur Vermeer peint le dedans du dedans : il y a souvent des fenêtres, ouvertes mais nous ne voyons jamais l’extérieur. Il y a ces obstacles qu’il interpose entre nous et la scène principale, et il y a ces ouvertures qui ne montrent rien de l’environnement.
La problématique de Vermeer , ce n’est pas contrairement à la plupart de ses collègues hollandais, le rapport entre le monde privé et le monde public, entre l’intérieur et l’extérieur mais entre le privé et l’intimité , l’intime dans le privé.
Mais cette intimité a cela d’extraordinaire chez Vermeer , outre la puissance poétique qui en émane, qu’elle est présentée à la fois comme extrêmement proche et absolument inatteignable. On peut le dire par les constructions perspectives de Vermeer.
Au XVIIe siècle il était réputé être devenu un maître incomparable en perspective.
Tous les tableaux de Vermeer sont construits, au niveau de la perspective, de la même façon . La ligne d’horizon géométrique, qui correspond à notre oeil de spectateur, est extrêmement proche du niveau de l’oeil des figures peintes, quoi que toujours un peu plus bas.
Nous sommes donc au plus près de la figure peinte, très légèrement décalés par rapport à elle, tout près de son regard mais nous ne le partageons pas.
Regardez « La Dentellière ».
D’abord c’est un tout petit tableau -,25cm x 21 cm, – son format et son cadrage contribuent au message de la toile et au rapport que l’œuvre instaure avec celui qui la regarde.
Ses dimensions réduites suscitent une relation rapprochée de celui qui regarde, jusqu’à l’intimité. Le fil est d’une précision et d’une finesse extrêmes, mais tout le reste est, au premier plan surtout, flou.
Nous regardons le fil à l’instar de la dentellière, mais comme notre regard est plus bas que le sien , nous ne voyons pas ce qu’elle fait. Nous ne verrons jamais la dentelle que tisse ou brode la dentellière.
Comme souvent chez Vermeer le point de vue est légèrement oblique, et le modèle n’étant pas de face, sa main droite cache le point de son travail conduit avec une extrême concentration Une légère contre-plongée renforce cette impossibilité de voir ainsi que l’utilisation d’objets qui forment écran (coussin et tapis), une masse qui obstrue notre regard à l’endroit précis où nous sommes censés être.
Contrairement aux dentellières de l’époque celle de Vermeer ne travaille pas sur ses genoux: elle est installée à une table, la coussin de couture est installé près d’elle sur une autre table. Le fil blanc est d’une netteté remarquable : or Vermeer ne fait jamais de description mimétique des objets. Ici c’est le thème qui parait commander cette exception.
En revanche sont très caractéristiques de son projet et de sa manière les traitements en taches et coulures des fils rouges et blancs sortant du coussin.
Avec des points lumineux : car la lumière et les teintes colorées favorites de Vermeer ont une fonction. Sa peinture éblouit dans le même moment qu’elle aveugle le savoir de l’objet peint dans la lumière même qui le fait voir.
Cette toile fait exception , car lorsqu’on peint ,en Hollande à cette époque, une dentellière c’est précisément pour montrer la dentelle . Chez Vermeer nous sommes au plus près de l’intimité des personnages mais cette intimité même nous échappe.
Et si se trouvait là l’un des ressorts du mystère Vermeer , un mystère d’abord construit comme un secret, un secret des personnages dont nous sommes les destinataires exclus et dont le dépositaire est le tableau.
Autre exemple « La liseuse », qui se trouve à Dresde.
Une femme debout près d’une fenêtre dont on voit le visage se refléter dans le carreau ; on ne voit rien de l’extérieur. Elle lit une lettre , et au premier plan il y a une table avec un tapis et un panier de fruits qui fait obstacle. Il y a enfin un rideau vert qui va jusqu’à un certain point ce qui est courant en Hollande.
Vermeer l’a rajouté. Au départ, il y avait sur le mur le tableau d’un « amour postier », indiquant qu’elle lit une lettre d’amour. Puis Vermeer a renoncé à ce qui était trop explicite, il a peint un mur à la place, cachant le tableau et tiré un rideau jusqu’à l’endroit précis du point de fuite de la construction géométrique.
Ce rideau indique qu’il y a là du caché – d’ailleurs une radiographie a montré qu’il masque un très grand verre posé à l’extrémité droite de la table.
En introduisant ce rideau Vermeer s’est livré à une opération d’occultation complexe. Il nous présente les conditions de notre regard sur la liseuse, mais en cachant l’amour postier, il la rends seule réceptrice certaine du message qu’elle lit Ill fabrique, dans le cadre privé de la scène, de l’intime qu’il ne nous est pas donné de voir et dont le dépositaire exclusif est de nouveau le tableau.
Ainsi l’autre ressort du mystère Vermeer c’est sa théorie de la peinture.
Elle n’a pas été exprimée dans un texte , (nous n’en avons pas de lui), mais dans une toile qu’il appelait lui-même « L’art de la peinture » et qui nous est malheureusement parvenue sous le nom de « L’atelier du peintre ». Elle est à Vienne.
On peut voir un peintre vu de dos, devant une carte géographique, en train de peindre l’allégorie de l’Histoire. Dans le fond : le peintre et son modèle devant une carte géographique.
Si on regarde attentivement ce tableau, si on s’interroge sur sa construction, sa composition et ses enjeux, on constate que Vermeer maintient tout à fait la grande conception de la peinture classique comme peinture d’histoire et peinture de connaissances démontrées.
C’est étonnant a priori chez ce peintre d’intérieur ! D’autant que l’on peut observer, si l’on prend le temps de comprendre ce que l’on voit, de nombreuses anomalies.
La première c’est qu’on n’est pas certain qu’il s’agisse de Vermeer peignant l’allégorie de l’Histoire : il est de dos , visage masqué ! Qui dit qu’il n’a pas fait poser un ami ? Pourtant c’est bien lui affublé d’un manteau que l’on retrouve dans une autre de ses toiles où il se serait représenté.
Si vous êtes attentifs au tableau vous verrez qu’il en est à l’esquisse, or on sait que jamais Vermeer n’a fait de dessins préparatoires .Et pourquoi cet appui main inutile à ce stade d’élaboration de la toile ?
Voilà bien Vermeer qui ne peint pas comme Vermeer : curieux ! D’autant qu’il ne se sépara jamais de la toile, ni ne le vendit, pas plus que ne le firent les siens après sa mort.
Il y a sur le mur du fond une carte géographique, magnifiquement reproduite mais illisible, parce que la lumière empêche de la voir. On n’y peut lire qu’une seule chose : nuova descriptio, en haut dans la bande, ce qui dans le tableau indique le sens du tableau !
De quoi la peinture, qui est une allégorie ne l’oublions pas , est-elle désormais la connaissance démontrée ?
Et bien : de la lumière ! La science de la lumière que possède en propre et avec une maitrise inégalée Vermeer, a pour résultat paradoxal , d’éblouir les connaissances de ce qu’elle montre . La lumière de Vermeer, le maître incontesté de la lumière, est une lumière spirituelle au sens où la peinture dans sa grande tradition catholique, était susceptible de contenir des présences vivantes, mystérieuses et de faire des miracles . Il s’agit là, de la possibilité qu’à la peinture d’incarner quelque chose.
Le mystère Vermeer est certainement là !
Pour conclure que peuvent bien révéler les tableaux de Vermeer des connaissances , des techniques et des échanges commerciaux et intellectuels de ses compatriotes et d’abord de ceux de Delft ?
Nous examinerons tour à tour « Vue de Delft », « La femme à la balance » et « Le géographe », « L’officier et la jeune fille riant », « La liseuse à sa fenêtre » à la poursuite d’un détail, d’un objet, d’une figure, autant de portes ouvertes sur le vaste monde en mutation du XVIIe siècle, nous dévoilant l’ampleur des échanges culturels et commerciaux entre Est et Ouest, qui furent l’amorce de notre mondialisation actuelle.
Ainsi, une simple jatte de fruits dans « La Liseuse à la fenêtre » (Dresde, Gemaldegalerie) nous entraîne sur les routes du commerce maritime de la fameuse porcelaine bleue et blanche en provenance de Chine.
Notre attention est attirée par le tapis turc, un objet étranger, et surtout la jatte de fruits.
Les premières porcelaines chinoises étonnèrent les Européens, mais ce qui les séduisit le plus, ce furent les porcelaines blanches peintes au bleu de cobalt et recouvertes d’un émail brillant.
Le style blanc et bleu est tardif dans l’évolution de la céramique chinoise, il est le résultat d’un long processus d’innovation. La Chine, dominée depuis le XIIIe siècle par les Mongols qui contrôlaient aussi l’Asie centrale, en développa le commerce d’une extrémité à l’autre de l’empire. L’engouement gagna les Européens qui se précipitaient à l’arrivée des bateaux venant d’Orient chargés de porcelaine.
Le goût des Hollandais pour les objets étrangers traduit un rapport au monde plus qu’une question de culture ou d’esthétique. La porcelaine chinoise exportée était de second ordre, les pièces de qualité étant réservées à la cour, et celle de premier choix au marché intérieur chinois. Mais les potiers adaptaient leurs productions aux goûts des clientèles. Ainsi l’un de ces objets hybrides, un grand bol à soupe creux, appelé par les Hollandais un Klapmuts, est visible sur ce tableau.
Un somptueux chapeau de feutre dans « L’Officier et la jeune fille riant » (New York, Frick Collection) nous mène au Canada jusqu’aux fourrures de castor que Samuel Champlain soutire à ses alliés hurons.
Nous sommes en Amérique du Nord avec Samuel Champlain qui, depuis 1603, mène une expédition dont le but est de remonter le Saint- Laurent jusqu’au système des Grands-Lacs.
Les Européens recherchaient les peaux de castor et les liens avec les populations locales étaient nécessaires. Pour les Français, ce commerce était une source de revenus très lucratifs et pour Champlain un moyen de financer ses expéditions. Depuis Marco Polo en passant par Christophe Colomb, les Européens sont restés obsédés par les richesses chinoises.
Avec la fin du monopole royal au Canada et l’ouverture à ses concurrents, Champlain s’est enfoncé plus profondément vers l’ouest en remontant le Saint-Laurent, cherchant un passage fluvial transcontinental vers la Chine.
Cartographe, il a laissé des cartes établies au fur et à mesure de sa progression à travers les Grands-Lacs. L’aventure de Champlain ne fut pas un succès, mais son entreprise fut surtout funeste pour les Amérindiens, en particulier les Hurons.
Pour ne pas parler des conditions climatiques extrêmes que révèle la présence des harenguiers dans le port de Delft à l’ époque où fut peinte « Vue de Delft », œuvre composée en 1660 ou 1661, qui se trouve au Mauritshuis de La Haye.
C’est une vue du sud près du port fluvial. Sur la droite sont amarrés des harenguiers, des trois-mâts destinés à la pêche en mer du Nord, témoignant du petit âge glaciaire en Europe et dans le monde, du milieu du xvi eme siècle au tout début du xvii eme siècle : les poissons de la mer du Nord ayant migré vers le sud et la mer Baltique, délaissant les côtes norvégiennes gelées, les pêcheurs se sont alors adaptés à cette nouvelle activité.
Selon l’historien H . Lamb, spécialiste de l’histoire du climat, la prospérité des Pays-Bas au XVIIe siècle serait due à ce changement et aux revenus obtenus par la pêche aux harengs, que les Hollandais purent investir dans la navigation et le commerce maritime.
C’est ce que nous dit Vermeer avec ces deux harenguiers. Le long toit sur la gauche du tableau est celui du grand entrepôt de l’Oost Indisch Huis, c’est-à-dire la Maison des Indes Orientales, siège à Delft de la V.O.C (Verenigde Oostindische Compagnie) ou Compagnie hollandaise des Indes orientales.
C’est la première société par actions créée en 1602 par la République hollandaise, qui obligea les sociétés commerciales naissantes à fusionner pour profiter de l’essor du commerce avec l’Asie.
Elle tira largement profit des innovations technologiques appliquées au domaine maritime.
Pour Francis Bacon, trois innovations étaient particulièrement importantes en 1620 : le compas magnétique, le papier et la poudre à canon. Or, ces inventions venaient de Chine. Ce pays a toujours fasciné l’Europe et l’attrait des richesses chinoises a attisé les convoitises du monde à cette époque.
Si le XVIe siècle a été une période de découvertes et de rencontres violentes, le XVIIe siècle fut une époque très différente, celle du renforcement des relations.
La mobilité des hommes, sur de longues périodes et de plus en plus loin, les menait à apprendre des langues et à comprendre des cultures nouvelles.
La dynamique de renouvellement des contacts conduit à deux pratiques :la transformation complète des quotidiens ; le rejet et les conflits meurtriers.
« Le géographe », peint en 1669, semble être tout entier une ouverture sur le monde du xviie siècle.
Les signes du monde extérieur sont omniprésents : des cartes terrestres ou marines comme le globe de Hendrick Hondius dans l’édition de 1618.
Vouloir découvrir un nouveau monde en ignorant les routes maritimes à suivre conduisait souvent au naufrage. La connaissance de la géographie maritime était essentielle aux voyageurs intrépides. « Le géographe » de Vermeer est intéressé par les informations rapportées par les voyageurs des terres lointaines.
Il participe à ce phénomène sans fin de rétroaction et de correction qui reprit inlassablement les cartes au cours de ce siècle.
L’érudit drapier Leeuwenhoek, sans doute le commanditaire de la toile, est plus intéressé par la modification des cartes que par l’acquisition de nouveaux biens.
Cependant, pour les Européens, les deux vont ensemble, alors que les géographes chinois souhaitent uniquement perfectionner leurs connaissances et n’envisagent pas de voyager. Le monde extérieur pénètre dans la vie des Européens par les objets et les idées.
Quelle est l’identité supposée du personnage de « l’Astronome » et du « Géographe » ?
Ces deux toiles qui occupent une place à part dans l’œuvre de Vermeer en ce qu’elles représentent des activités scientifiques , sources d’intérêt aigu pour lui , sont les deux seules de sa production connue montrant un homme seul sans la compagnie d’une femme .
Peut-être a t’il représenté là son ami le drapier et naturaliste Antoni van Leeuwenhoek qui devait régler plus tard sa succession . Mais l’identification n’est pas certaine.
Terminons avec « La femme à la balance ».
La pesée de la monnaie était familière dans les échanges économique.
Le siècle de Vermeer fut celui de l’argent.
Les besoins de l’Europe et de la Chine ayant considérablement augmenté, la diffusion de ce métal dans les transactions quotidiennes coïncida avec l’expansion de leurs économies.
La pièce du tableau vient sans doute du Potosi au Pérou. Dès le milieu du xvi eme siècle, l’argent exploité par les Espagnols était expédié par la côte vers le nord et, depuis le Panama, traversait l’Atlantique vers Cadix et Séville, capitales de ce commerce.
Rapidement, tout l’argent se retrouvait à Londres et à Amsterdam, d’où il transitait vers la Chine.
Trois raisons expliquent cette destination : d’abord, l’argent avait un plus grand pouvoir d’achat en or dans les économies asiatiques qu’en Europe ; ensuite les marchands européens n’avaient guère de produits manufacturés intéressants pour le marché chinois ; enfin la production d’argent en Chine était très contrôlée.
La V.O.C. achetait les produits inconnus en Europe : épices, soieries, thé, café, porcelaine, et assurait aussi grâce à l’argent les frais de fonctionnement de son administration. Une autre route partait à travers le Pacifique rejoindre Manille, point de rencontre commercial des économies européennes et chinoises.
A propos de « la Jeune femme au chapeau rouge » : un faux Vermeer ?
Cette toile sur un panneau en bois de 23 cm x 18 cm jouit d’un prestige exceptionnel et passe pour l’expression la plus haute du génie de Vermeer. Très petit tableau, il n’en exerce pas moins un charme d’une extraordinaire vivacité , singulier chez Vermeer.
Les premiers doutes sur l’authenticité du tableau ont été émis il y a maintenant plusieurs décennies.
Cinq raisons s’opposeraient à l’attribution formelle à Vermeer.
1- C’est le seul tableau de Vermeer peint sur bois. Et le seul peint sur une œuvre antérieure, la radiographie ayant révélé la présence sous-jacente d’un portrait à la manière de Rembrandt.
2- Le caractère instantané de l’image s’accorde mal avec la manière habituelle de Vermeer.
3- Le traitement pictural de la manche et des têtes de lion, s’il évoque bien le style de Vermeer, s’en distingue par le manque d’habileté des transitions entre ombre et lumière.
4- l’emplacement de la figure contredit la disposition des têtes de lion dont le positionnement s’accorde mal avec l’attention méticuleuse que Vermeer porte à la définition et à la situation spatiale des objets.
5- Le caractère indéfinissable que son rendu confère au matériau du chapeau contredit la façon dont Vermeer restitue la texture des matières qu’il représente.
Ces cinq anomalies peuvent laisser passer à la présence d’un « faux réussi « , « du vrai faux « , celui qui ne copie pas un original , mais qui recombine les motifs caractéristiques d’un maître pour que le résultat puisse être rapporté au maître en personne.
La date même à laquelle le panneau fit son apparition sur le marché de l’art pourrait être significative- le 10 décembre 1822- car elle correspond à la renaissance de l’intérêt pour l’œuvre de Vermeer et à l’augmentation importante du prix de ses œuvres.
Difficile de trancher une question aussi délicate, rien n’interdisant à Vermeer, après tout, de se livrer à des variations ou à des inventions qui paraitraient peut-être moins singulières si son corpus pictural nous était parvenu complet.
Pierre Pertus